Les instruments mal accordés de la fabrique urbaine

Les crises que nous vivons ne sont pas exclusivement le fruit d’une conjoncture extérieure, mais aussi le produit d’une certaine cacophonie réglementaire et législative, en plus d’usages allant parfois à l’encontre des intérêts communs. C’est notamment le cas dans les domaines de la participation publique, de la rémunération des tiers, et de la structuration des prix des fonciers.

 

« Crise démocratique », « crise du logement », « crise écologique »… La fabrique urbaine semble être tout autant une cause potentielle qu’une solution probable aux grands enjeux sociétaux que traverse la France. Face à ces défis, l’État vient régulièrement fixer de nouveaux objectifs aux acteurs de l’aménagement et de l’immobilier – « zéro artificialisation nette » (ZAN), réglementation environnementale (RE) 2020 –, et participe financièrement de manière directe (Fonds friches) ou indirecte (dispositifs de défiscalisation) à l’équilibre des opérations. Mais, avant de faire jouer l’orchestre, a‑t-on pris le soin de vérifier que tous les instruments étaient bien accordés ? À travers des thématiques indépendantes au premier abord, (re)découvrons des situations paradoxales par les rapports de force entre les acteurs de l’aménagement et de l’immobilier.

La participation publique fractionnée par deux procédures indépendantes

Qu’il s’agisse d’un document planificateur à l’échelle territoriale ou d’une opération d’aménagement à l’échelle d’un quartier, la législation impose aux porteurs de projet, dans une majorité de situation, une association du grand public à deux moments distincts :la concertation réglementaire, qui est préalable à l’élaboration du projet, inscrite au Code de l’urbanisme, et l’enquête publique, qui est une procédure réalisée après la définition du projet, inscrite au Code de l’environnement. Chacun de ces dispositifs possède ses propres biais. De son côté, la concertation porte un paradoxe sémantique : au sens commun, concerter désigne le temps de mise en débat de différents partis aboutissant à l’émergence d’un avis commun. Le sens est bien différent du point de vue du Code de l’urbanisme, puisque l’article L103‑4 définit la concertation comme un moyen de permettre « au public d’accéder aux informations relatives au projet et de formuler des observations et propositions qui sont enregistrées et conservées par l’autorité compétente ». Ainsi, le porteur de projet doit retranscrire les avis, mais il n’est pas tenu de les prendre en compte. Bien entendu, de nombreux porteurs de projet associent le public bien au-delà de ce que demande le cadre réglementaire, en proposant des formats originaux, une garantie de prise en compte des avis formulée (coconstruction), ou encore une communication qui permet d’aller vers des publics éloignés des dispositifs de participation.

En réalité, le degré d’implication du public est bien plus dépendant des marges de manœuvre technique et politique que d’un cadre réglementaire. L’enquête publique, quant à elle, initiée sous Napoléon Bonaparte, et généralisée depuis 1983, a l’avantage d’être assurée par un acteur, a priori, indépendant du porteur de projet – le commissaire enquêteur –, mais les modalités de participation semblent toujours héritées du Premier Empire : les affiches d’enquête publique, dont les codes graphiques sont strictement définis par le Code de l’environnement, sont aussi attrayantes qu’une notice de médicament. Quant à la dématérialisation des enquêtes publiques, elle n’a été rendue obligatoire qu’en 2017, plus de quinze ans après la démocratisation d’Internet dans les foyers français. Ces deux procédures, au-delà de leur biais propre, sont non seulement distinctes, mais discontinues : au début, puis à l’issue de l’élaboration du projet. Le droit ne propose pas de dispositif de concertation continu, dans des projets évoluant par essence de manière progressive, au fil du temps. Dans la configuration actuelle, durant les concertations et enquêtes publiques, les projets se retrouvent sclérosés, ils ne peuvent être amendés ou modifiés, alors que l’association du public pourrait, au contraire, permettre de les affiner de manière continue. Ces procédures constituent ainsi souvent des temps morts du point de vue des acteurs qui façonnent les projets, et qui contribuent à attiser les critiques sur la lenteur de l’action publique. Ainsi, dans le cadre de l’application du ZAN, la modification ou révision successive de trois documents d’urbanisme (Sraddet, SCoT et PLUi (1)), intégrant ces temps de participation publique, aboutissent à des calendriers proches de l’absurde : la diminution de 50 % de la consommation foncière sur la période 2021–2031 sera opposable dans des plans locaux d’urbanisme (PLU) approuvés en… 2028.

Aujourd’hui, considérés comme un moyen de sécuriser juridiquement un pro-jet, les dispositifs d’association du public ne gagneraient-ils pas à devenir des outils d’accompagnement à la définition et mise en œuvre de l’action publique ?

Des mécanismes de rémunération qui altèrent l’objectivité du conseil

« Quand le bureau d’études Environnement vous dit que votre projet a trop d’impact pour pouvoir être réalisé, cela signifie qu’il faut changer de bureau d’études. » Cette phrase, dite par un cadre d’une institution financière publique nationale, lors d’une formation, a de quoi interpeller. Pourtant, il s’agit d’une situation tout à fait rationnelle : un acteur rémunéré par son client n’a aucun avantage à aller contre les intérêts de celui qui le rémunère. Entre une posture de rigueur et d’indépendance d’AMO (assistance à maîtrise d’ouvrage), et celle de facilitateur de projet, on comprend aisément que, pour la prospérité ou la survie de sa structure, certains privilégient le second choix. Sans investigation approfondie, difficile d’évaluer la part d’études d’impact insincères, mais la jurisprudence vient occasionnellement souligner des manquements surprenants dans les demandes d’autorisation environnementale.

Pour pallier ce paradoxe, la piste de modification du système de rémunération semble naturelle, mais le modèle reste à définir et surtout à faire accepter, tant il peut transformer un pan de l’économie : les études d’impact gagneraient-elles à être financées par d’autres mécanismes ? Ces situations de mécanisme de rémunération dysfonctionnel existent dans bien d’autres domaines. Les agents immobiliers n’ont, par exemple, rationnellement, aucun intérêt personnel à conseiller objectivement les futurs acquéreurs. Ici, ce n’est pas tant l’origine de la rémunération qui paraît problématique, mais plutôt son mode de calcul : la commission est, dans les habitudes professionnelles, déterminée sur la part du prix de vente attendue ou effective. Cela invite certains agents à conseiller les acquéreurs d’acheter à des prix au-dessus du marché, plutôt qu’à sensibiliser aux aspects négatifs du logement ou la surévaluation du prix de vente proposé. Généralisée, cette pratique pourrait contribuer à renchérir les prix de l’immobilier.

Une rémunération au temps passé pour les agents immobiliers pourrait-elle inciter les vendeurs à ne pas surévaluer les prix de vente, et réduire les délais de mise en vente ? Quelle acceptabilité pour une profession ayant ancré ses systèmes de rémunération depuis sa création ? En attendant, la libération des données relatives aux ventes (DVF) constitue une avancée significative : les particuliers peuvent se construire leur propre perception du marché fondée sur des éléments objectifs – encore faut-il qu’ils aient connaissance de l’existence de cette donnée.

Hugo Réveillac, avec Baptiste Hernandez

Lire la suite de cet article dans le numéro 442 « Planifier versus réglementer » en version papier ou en version numérique

1/ Schéma régional d’aménagement, de développement durable et d’égalité des territoires ; schéma de cohérence territoriale ; plan local d’urbanisme intercommunal.

Photos : Deux dispositifs de participation aux codes différents : une concertation locale (ci-dessus) et une enquête publique (ci-contre, p. 25), crédit : Est Ensemble ; Panneau portant un PLU imaginaire dans la nature, crédit : Francesco Scatena.

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