Les limites des découpages institutionnels

La démultiplication des strates territoriales alourdit un processus de prise de décisions souvent long et compliqué, et les objectifs manqués de la loi Notre viennent appuyer ce sentiment auprès des planificateurs. Quelles alternatives peut-on espérer face à un millefeuille administratif qui opacifie l’action publique et crée trop souvent une concurrence entre acteurs territoriaux ?

Il y a, d’un côté, la ques­tion des limites : là où débutent et s’arrêtent les com­pé­tences de cha­cun des acteurs. Et, de l’autre, celle des fron­tières, notam­ment admi­nis­tra­tives, qu’elles soient régio­nales, dépar­te­men­tales, inter­com­mu­nales, ou encore com­mu­nales. Toutes deux struc­turent la ges­tion des ter­ri­toires et cadrent, de fait, les poli­tiques publiques et la pla­ni­fi­ca­tion. Cette mul­ti­tude de traits sur une carte, simples en appa­rence, repré­sente autant de péri­mètres qui s’emboîtent et se super­posent. Leurs com­plexi­tés naissent d’une his­toire mou­vante et des dyna­miques successives
des ter­ri­toires, mais aus­si de choix – ou de non-choix – et de com­pro­mis qui relèvent plus du fait poli­tique (et, par­fois, du fait éco­no­mique ou sta­tis­tique) que d’une réelle inté­gra­tion au sein de réa­li­tés géo­gra­phiques et éco­lo­giques. Trou­vant leurs légi­ti­mi­tés sur des bases nor­ma­tives et juri­diques, elles peuvent induire une cer­taine rigi­di­té dans la réflexion ; on peut dif­fi­ci­le­ment déro­ger aux réfé­rences spa­tiales en tant que point de départ à toute démarche. Régie par un modèle en pou­pées russes, la pla­ni­fi­ca­tion se fait donc en « cas­cade », chaque éche­lon ter­ri­to­rial ayant une inci­dence sur le sui­vant, et inver­se­ment, dans une réflexion for­te­ment ter­ri­to­ria­li­sée. Dépas­ser ce modèle devient dif­fi­cile, et cette situa­tion peut s’avérer un élé­ment blo­quant à l’heure de répondre col­lec­ti­ve­ment à de nom­breux défis en matière de ges­tion ter­ri­to­riale, notam­ment dans des domaines tels que la ges­tion de l’eau, l’adaptation aux effets du chan­ge­ment cli­ma­tique, ou encore la décar­bo­na­tion des moyens de trans­port… Pour­tant, notre orga­ni­sa­tion ter­ri­to­riale actuelle est datée et inadap­tée. Issue du XVIIIe siècle, pour admi­nis­trer, rendre des comptes et éva­luer, l’armature que nous connais­sons a été struc­tu­rée pour rap­pro­cher l’émanation du pou­voir et les ser­vices d’habitants dont l’aire de vie et d’influence était limi­tée. Or, les ter­ri­toires sont des matières mou­vantes ; les modes de vie ont gran­de­ment évo­lué et les dis­tances (par le prisme du temps pas­sé et du rap­port cog­ni­tif à l’espace) se rétractent ou, au contraire, s’allongent (d’un point de vue cog­ni­tif et fonc­tion­nel) selon le niveau d’accès à l’infrastructure de mobilité.

Le légis­la­teur n’a jamais (vrai­ment) réus­si à sim­pli­fier un mil­le­feuille fran­çais assez unique qui ne compte pas moins de 36 680 com­munes, 101 dépar­te­ments, 13 régions. Neuf com­munes sur dix font par­tie d’un grou­pe­ment à fis­ca­li­té propre : 22 métro­poles, 14 com­mu­nau­tés urbaines, 223 com­mu­nau­tés d’agglomération et 995 com­mu­nau­tés de com­munes. Cette bou­li­mie de limites admi­nis­tra­tives et de ter­ri­toires de tailles et échelles dif­fé­rentes ne faci­lite pas la com­pré­hen­sion du « qui fait quoi » et des marges de manœuvre et pou­voirs des dif­fé­rents acteurs par les citoyens. Ren­dant floue l’action publique et ter­ri­to­riale. Elle crée éga­le­ment des effets sour­nois de défiance et concur­rence entre les dif­fé­rents acteurs ter­ri­to­riaux pour l’obtention, par exemple, de finan­ce­ments publics et sub­ven­tions, qu’ils soient natio­naux, euro­péens ou locaux. Dans ce cadre, chaque col­lec­ti­vi­té tente de défendre ses propres inté­rêts, par­fois au détri­ment de pro­jets inté­grés et plus glo­baux à échelle extra­ter­ri­to­riale. Cela peut empêcher/freiner le pro­ces­sus de pro­jet, retar­der la mise en œuvre, voire, dans des cas extrêmes, créer des dou­blons ou mettre sous le tapis cer­tains sujets ou pro­jets qui auraient toute légi­ti­mi­té et effets béné­fiques pour les ter­ri­toires. Enfin, la démul­ti­pli­ca­tion des strates ter­ri­to­riales alour­dit un pro­ces­sus de prise de déci­sion sou­vent long et com­pli­qué, le décou­page admi­nis­tra­tif entraîne lour­deurs admi­nis­tra­tives, len­teurs dans les appro­ba­tions, conflits entre les dif­fé­rents niveaux de déci­sion. Cela pose des ques­tions de vision stra­té­gique : com­ment arri­ver à construire un pro­jet de ter­ri­toire effi­cient, qui embarque les élus sur la base d’un ter­ri­toire d’action, sans réa­li­té de fonc­tion­ne­ment, sans cohé­rence en termes de flux ni d’intégration au sein d’un bas­sin de vie ou d’un bas­sin d’emploi ?

 

Orga­ni­sa­tion plus com­plexe et perte de proximité

La loi Notre (Nou­velle orga­ni­sa­tion ter­ri­to­riale de la Répu­blique), adop­tée en 2015, avait comme objec­tif, louable, de cla­ri­fier et ratio­na­li­ser l’organisation ter­ri­to­riale dans un but sous-jacent de réduc­tion des dépenses publiques. Elle a été construite sur des pro­messes de plus d’efficience et de lisi­bi­li­té. Elle a atter­ri après quelques détours. Ain­si, les dépar­te­ments qui devaient être sup­pri­més ini­tia­le­ment ont été conser­vés. Elle n’aura per­mis que la fusion de cer­taines régions, sans les redes­si­ner de manière cohé­rente. Sta­tu quo, par exemple, pour la Bre­tagne et les Pays de la Loire. Les fusions de com­munes, par grands blocs d’établissements publics de coopé­ra­tion inter­com­mu­nale (EPCI), se sont sou­vent heur­tées aux réa­li­tés locales, avec des regrou­pe­ments per­çus comme arbi­traires et décon­nec­tés des bas­sins de vie où l’État a impo­sé des fusions qui n’avaient aucune logique géo­gra­phique ou éco­no­mique, géné­rant des ten­sions impor­tantes entre les com­munes concer­nées, selon un rap­port d’information de l’Assemblée dépo­sé en 2019. Pour les deux rap­por­teurs, les dépu­tés Bru­no Ques­tel et Raphaël Schel­len­ber­ger, cette réforme « conduit[e] à marche for­cée » entraîne « une orga­ni­sa­tion ter­ri­to­riale plus com­plexe et une perte de proxi­mi­té ». Et avec des régions et inter­com­mu­na­li­tés de plus en plus grandes, la réforme n’a pas assez pris en compte le « ter­ri­toire per­ti­nent » et la dimen­sion iden­ti­taire des ter­ri­toires. Les pla­ni­fi­ca­teurs ren­con­trés par­tagent tous le même avis. Cette loi est un acte man­qué qui n’est pas allé au bout de la recom­po­si­tion ter­ri­to­riale espé­rée, plus proche des dyna­miques de flux, d’emplois et d’utilisation de l’espace pre­nant en compte les enti­tés géo­gra­phiques, natu­relles et l’échelle du quo­ti­dien. Nombre d’intercommunalités ont été le fruit de négo­cia­tions poli­tiques à l’instant T qui rendent dif­fi­cile, à terme, la construc­tion d’un pro­jet de ter­ri­toire sur la base d’« ima­gi­naires par­ta­gés ». Pre­nons l’exemple de Mond’Arverne Com­mu­nau­té, qui relie les deux parcs natu­rels régio­naux (PNR) des vol­cans d’Auvergne et du Livra­dois-Forez. Elle s’est struc­tu­rée, en 2017, par le regrou­pe­ment des com­mu­nau­tés de com­munes Les Cheires, Ger­go­vie Val d’Allier et Allier Com­té dans une logique ter­ri­to­riale est-ouest. Cette logique est en rup­ture avec les dyna­miques de bas­sins de vie et d’emplois plu­tôt orien­tés nord-sud le long de l’A71 et de la val­lée, qui tissent un lien fonc­tion­nel entre Issoire, au sud, et Cler­mont-Fer­rand en hyper­proxi­mi­té, au nord. Tou­jours en région Auvergne-Rhône-Alpes, un réseau de villes d’équilibre se struc­ture autour du nœud Lyon­nais : Bourg-en-Bresse, Roanne, Mâcon, Saint-Étienne. Or, ces quatre villes sont rat­ta­chées à des dépar­te­ments dif­fé­rents (la Loire, l’Ain, la Vienne, la Saône-et-Loire) – voire à une région dif­fé­rente dans le cas de Mâcon (Bour­gogne-Franche-Com­té). Le Srad­det (sché­ma régio­nal d’aménagement, de déve­lop­pe­ment durable et d’égalité des ter­ri­toires) s’arrêtant aux limites régio­nales, Mâcon se retrouve ain­si exclue de ce docu­ment stra­té­gique à large échelle. Un impensé.

Elias Sou­gra­ti

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Pho­to de cou­ver­ture : Pan­neau por­tant un PLU ima­gi­naire dans la nature. Cré­dit : Fran­ces­co Scatena

Pho­to : Mond’Arverne Com­mu­nau­té s’est struc­tu­rée en 2017 dans une logique est-ouest, en rup­ture avec les dyna­miques de bas­sins de vie et d’emploi orien­tés nord-sud. Cré­dit : Aire Publique 2018.

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