Réguler les mobilités plutôt que planifier ?
Plus de 50 % des trajets de moins de 2 km sont encore réalisés en voiture, et le secteur des transports reste le principal émetteur de gaz à effet de serre en France. Alors que la crise climatique impose une réduction rapide de nos émissions, faut-il réguler les comportements ou planifier les infrastructures ?
Les documents de planification et d’urbanisme visent, dans leur essence, à articuler centralités, pôles d’emploi et d’habitat, et systèmes de déplacement. Cette volonté repose sur une notion centrale : les flux. Qu’il s’agisse de spatialité, de temporalité ou d’offre modale, ceux-ci structurent les réflexions et les décisions. Cette approche, bien que logique pour répondre à une demande croissante de déplacements, tend à être réductrice : elle traduit une vision utilitariste de la mobilité, où ils sont envisagés comme un simple passage d’un point A à un point B.
Pourtant, comme le souligne l’urbaniste Jean-Marc Offner, « la mobilité, c’est ce que nous faisons au quotidien pour accéder aux autres et à ce qu’ils peuvent nous procurer ». Cette définition met en lumière une contradiction fondamentale : d’un côté, une mobilité vécue par les usagers, façonnée par leurs besoins et aspirations ; de l’autre, une mobilité euclidienne, pensée par les planificateurs, réduite à la gestion et à l’optimisation des déplacements. À l’heure où les enjeux climatiques, sociaux et technologiques s’intensifient, cette approche centrée sur les flux montre ses limites. Faut-il continuer à planifier la mobilité en tentant d’anticiper des besoins incertains, ou devons-nous privilégier une régulation agile, capable de répondre aux transformations rapides de nos sociétés ? L’urgence impose de repenser notre manière d’encadrer les déplacements pour mieux concilier les réalités de terrain et les défis à venir.
Flux, dogmes de la mobilité
Depuis des décennies, la planification de la mobilité urbaine repose sur la gestion des flux : volumes de passagers, densités de déplacements, fréquences d’usage. Ce principe, largement hérité des besoins liés à la croissance démographique et à la forte urbanisation, a structuré les politiques publiques. Dans les années 1960 et 1970, les infrastructures routières se sont multipliées pour absorber la hausse du trafic automobile, considérée à l’époque comme un marqueur de progrès. Aujourd’hui encore, les grands projets comme le Grand Paris Express illustrent cette focalisation sur la gestion des flux, visant à optimiser les déplacements quotidiens des millions d’usagers de la région francilienne. Cependant, cette logique centrée sur les flux montre des limites criantes. Elle tend à privilégier une réponse réactive à la demande, cherchant à résoudre les problèmes au fil de leur apparition plutôt qu’à les anticiper. Par exemple, la saturation des autoroutes urbaines ou des réseaux de transport en commun aux heures de pointe témoigne de cette politique d’ajustement constant, souvent incapable de suivre le rythme effréné des transformations sociétales. Pour illustrer ce principe, le site Traffic Index, qui enregistre les bouchons signalés via les données Google Maps un peu partout dans le monde, a élu Paris, entre le 27 avril et le 27 mai 2024, ville la plus embouteillée de la planète (1). La concentration sur les flux traduit une logique de court terme qui peine à intégrer les nouveaux usages et innovations. Par exemple, l’émergence des mobilités douces et partagées (vélos électriques, covoiturage, trottinettes en libre-service) a bousculé un modèle qui privilégiait jusqu’ici la planification d’infrastructures lourdes. À Paris, entre 2019 et 2022, la part modale du vélo a progressé de 40 %, selon le réseau Vélo & Territoires (2). Pourtant, ces transformations sont souvent venues combler des lacunes laissées par un système peu agile, non prévu pour intégrer de telles évolutions. Enfin, cette approche focalisée sur les flux tend à figer les infrastructures dans le temps, limitant leur adaptabilité. Les réseaux routiers ou ferroviaires, pensés pour des usages spécifiques et sur des horizons de plusieurs décennies, peinent à se réinventer face à des crises environnementales et sociales qui exigent des réponses rapides. À titre d’exemple, le RER francilien, initialement conçu pour décongestionner Paris, se heurte aujourd’hui à des défis de maintenance colossaux et à des besoins de rénovation pour s’adapter à des flux de plus en plus diversifiés.
Planifier, un défi risqué
Planifier la mobilité urbaine, est-ce encore une démarche réaliste face à l’incertitude croissante de notre époque ? Alors que les villes cherchent à anticiper les besoins futurs en infrastructures et en services, elles se heurtent à des contraintes qui remettent en question la pertinence même de cet exercice. Comment prédire les tendances à long terme dans un monde marqué par des crises climatiques récurrentes, l’explosion des mobilités douces et des innovations technologiques qui bouleversent nos usages ? Ces changements, comme l’émergence des véhicules autonomes à l’étranger ou la montée en flèche de l’usage du vélo électrique (3), rendent les prévisions rapidement obsolètes. Un autre exemple emblématique est celui de l’essor fulgurant des trottinettes électriques en libre-service : apparues presque du jour au lendemain dans des métropoles comme Paris ou Lyon, ces nouvelles mobilités ont généré des désordres majeurs dans l’espace public, entre encombrement des trottoirs, conflits d’usage avec les piétons et complexité de régulation. En 2023, la France comptait déjà plus de 2,5 millions d’utilisateurs réguliers de trottinettes électriques, selon une étude de l’Ademe (4) (Agence de la transition écologique), mais ces chiffres ont devancé les schémas urbains, souvent pensés à des échelles décennales. La complexité est amplifiée par le manque de coordination entre les acteurs. Les divergences d’intérêts entre collectivités locales, État et acteurs privés freinent la mise en œuvre de politiques cohérentes. Paris en est un exemple frappant : les débats autour de l’avenir du périphérique, entre limitation de vitesse et réservation de voies pour le covoiturage (5) (imposé par la Mairie de Paris, mais contesté par la Région Ile-de-France), illustrent ces tensions. Comment aligner des visions divergentes dans un système où les décisions doivent être prises rapidement pour répondre aux urgences environnementales ?
Lucas Boudier
Lire la suite de cet article dans le numéro 442 « Planifier versus réglementer » en version papier ou en version numérique
Photo de couverture : Panneau portant un PLU imaginaire dans la nature. Crédit : Francesco Scatena
Crédit photo : Shutterstock
3/ +12 % de ventes en France entre 2021 et 2022 selon l’Union Sport & Cycle : www.unionsportcycle.com/les-actualites/2023–04-06/observatoire-du-cycle-2022-communique-de-presse
6/ www.paris.fr/pages/pour-ou-contre-les-trottinettes-en-libre-service-23231
Un commentaire
Taitoha Raioho
25 avril 2025 à 16h32
Article de grande qualité. Je partage les éléments soulevé et cela amène au débat..Il est difficile de prédire les tendances des années a venir alors la régulation semble être une bonne piste de solution court-termes. Mais il faudra toujours penser les mobilités et les villes dans un ensemble lors de la planification et ne pas penser sous forme de silot.