Philippe Bihouix : « Je ne crois pas à une “sortie par le haut” technologique »
Philippe Bihouix, directeur général du groupe Arep, est l’auteur de la bande dessinée documentaire Ressources. Un défi pour l’humanité (Casterman, 2024), aux côtés du dessinateur Vincent Perriot. Par une habile vulgarisation scientifique, il revient sur la folie extractiviste de notre civilisation et esquisse des avenirs plus soutenables, à rebours des magnats de la conquête spatiale et des apôtres du « tout IA ».
Comment a germé cette idée de bande dessinée et comment s’est faite l’association avec le dessinateur Vincent Perriot ?
Tous deux Bordelais, nous nous sommes rencontrés en 2020 dans une rue du centre-ville. En tant qu’auteur de science-fiction, Vincent s’intéressait au futur des sociétés humaines, notamment dans leur dimension technique – sa série Negalyod [Casterman, 2018, ndlr] est plutôt low-tech. Nous avons commencé à échanger régulièrement, avant de nous dire qu’on pourrait probablement croiser nos visions de l’avenir dans une bande dessinée documentaire, mais qui prendrait la forme d’une aventure – mouvementée ! – dans le temps et dans l’espace.
Depuis le succès du Monde sans fin [Dargaud, 2021], de Blain et Jancovici, la bande dessinée semble un excellent vecteur pour sensibiliser le grand public sur des sujets écologiques et environnementaux. Votre démarche est-elle comparable ? En quoi se différencie-t-elle ?
Le Monde sans fin a ouvert une porte, indéniablement, et peut-être permis notre projet en rendant les éditeurs réceptifs ! Bien sûr, l’idée est bien de toucher un public plus large, qui lira plus facilement une bande dessinée que des essais sur l’environnement. La BD est aussi une forme artistique qui a une force pédagogique incroyable, utilisant l’énergie propre des images, variant les rythmes et les effets… Notre démarche a des points communs avec Le Monde sans fin, à commencer par le duo qui se met en scène, un « expert » ingénieur qui chemine aux côtés d’un dessinateur plus « naïf » – même si Vincent s’aguerrit assez vite et devient pointu dans ses remarques et ses questions –, et un sujet principal (la diversité des ressources minérales dont dépend notre civilisation technologique) qui s’articule avec les questions d’énergie et de climat ! Elle est très différente dans la forme et le contenu : par exemple, nous consacrons une partie significative à la vision historique et l’évolution des idées ; nous mettons en scène beaucoup de personnages invités, philosophes, écrivains, économistes, scientifiques qui interviennent et viennent éclairer ou appuyer le propos…
Quels publics souhaitez-vous toucher en priorité ?
À l’approche des fêtes de fin d’année, j’aurais envie de répondre spontanément : tous les publics, bien sûr ! (rires). Les fans de Vincent ne seront pas déçus par la puissance d’évocation de son dessin ; celles et ceux qui connaissent mes travaux retrouveront les réflexions qui m’animent depuis vingt ans. J’espère que cette BD aidera à la prise de conscience du plus grand nombre sur ces sujets cruciaux, grand public – adultes et ados –, acteurs dans les administrations, les entreprises et les collectivités, décideurs politiques et économiques…, qu’elle contribuera à nous faire choisir la voie d’une « sobriété systémique » dans la transition environnementale, qu’elle donnera de l’espoir en montrant les marges de manœuvre, qu’elle suscitera de l’émotion face à la situation alarmante de la biosphère…
Le constat le plus frappant de votre ouvrage est sans doute celui-ci : dans les trente prochaines années, on va extraire plus de ressources que depuis l’aube de l’humanité… Vous redoutez que la prochaine étape soit l’exploitation des grands fonds marins ou de l’Antarctique… À moins que l’on adopte le « techno-discernement ». Quelle définition donnez-vous à ce terme ?
C’est, hélas, la « puissance de l’exponentielle », quand on extrait toujours plus – 2, 3, 5 voire 10 %, selon les métaux – chaque année… L’économie ne se dématérialise pas, bien au contraire ! Les ressources que nous utilisons ont été patiemment concentrées par la nature « vivante » de la planète, via son activité géologique et biologique. Nous puisons dans ce stock de « basse entropie » avant de le disperser, sur une période plus ou moins longue, après un recyclage plus ou moins efficace, dans les décharges, les sols, les océans… Les ressources dispersées aujourd’hui sont inéluctablement perdues pour les générations futures.
Le recours aux solutions numériques accélère la tendance, car les supports physiques de l’économie digitale incorporent des matériaux rares et se recyclent mal. D’où l’idée de « discernement technologique » : à quels usages réserver ces précieuses ressources, aux techniques de pointe en médecine ou aux métavers ? À quelles fins dédier les capacités de calcul et de stockage des centres de données énergivores, aux modélisations climatiques ou aux vidéos de chats (certes trop mignons) sur les réseaux sociaux ?
Le choix n’est pas toujours simple, il peut dépendre des circonstances, des systèmes de valeurs. Comment définir démocratiquement les priorités, les « bons » et les « mauvais » usages ? Sachant que la technique n’est pas neutre, mais ambivalente : on a toujours les bons et les mauvais côtés en même temps. L’intelligence artificielle fait progresser l’imagerie médicale, mais facilite la propagation des fake news.
Propos recueillis par Rodolphe Casso
Lire la suite de cette interview dans le numéro 440
Photo : Philippe Bihouix. Crédit : Maxime Huriez