La gare de Perpignan est-elle le centre du monde ? Depuis la boutade de Salvador Dali en 1965, tous les 27 août, à 16 h 21, les Amis du centre du monde s’y retrouvent pour célébrer la date où Dali a découvert… le centre du monde ! Salvador Dali est, ici, un parfait représentant du courant surréaliste, avec cette approche à la fois absurde et loufoque.
Aujourd’hui – l’humour en moins –, il est presque partout possible de se dire « périphérique » en Europe. École, médecin, commerce, plage, centre de loisirs, il y a toujours un éloignement à dénoncer. En effet, certaines choses sont « loin » ou se sont éloignées, que cet éloignement soit physique ou « ressenti » en raison des nombreuses barrières d’accès – notamment numériques ou financières – qui se présentent entre les gens, les lieux et les services.
Ces éloignements sont-ils d’insupportables atteintes à l’égalité des citoyens ou sont-ils justifiés pour des raisons financières, comptables, technologiques ou encore sociales ? Le débat est légitime et nécessaire.
Depuis une dizaine d’années, l’extrême droite – notamment le Rassemblement national – s’est également emparée de ce débat sur les « territoires périphériques » ou « oubliés » pour le dévoyer. Dans l’emploi de cette notion, il n’y a ici nulle analyse des causes. Ce processus est-il le résultat d’un abandon de l’État ? Est-ce le résultat d’une évolution du capitalisme contemporain qui redistribue les cartes territoriales entre perdants et gagnants ? Est-ce l’évolution des modes de vie de tout ou partie des Français qui les font préférentiellement déménager vers certaines villes ou certaines campagnes ?
Aussi, la rhétorique est-elle habile. Elle permet d’agréger toutes sortes de frustrations ou de difficultés localisées : en effet, quel territoire français ne se sent-il pas « oublié » ou « loin » de quelque chose ?
Par ailleurs, chacun peut y lire « son » coupable. Historiquement, l’extrême droite désignait le « centre » ou le « cœur » à abattre (les étrangers, les juifs, les francs- maçons, le cosmopolitisme des grandes villes, etc.). Aujourd’hui, il lui suffit, pour faire comprendre son projet d’exclusion, de défendre « les éloignés du centre ».
Que faire ? Dans le camp des « savants », beaucoup se sont engouffrés dans un discours de « rectification géographique ». Ils ont tenté de montrer que la géographie d’une France duale, coupée entre des métropoles dynamiques et des campagnes moribondes, était non seulement caricaturale, mais fausse. Ce travail est utile, mais il est insuffisant. Il faut aussi penser différemment la notion de périphérie.
Dans son étude de la colonisation, Georges Balandier proposait, en 1951, de s’intéresser à la « situation coloniale » pour comprendre l’écheveau des relations économiques, sociales et politiques qui expliquent les rapports entre des colons (non seuls « actifs ») et colonisés (non totalement « passifs » 1).
Aujourd’hui, il nous faut analyser la « relation périphérique ». Comment se créent les relations de dépendance politique, économique ou encore symbolique entre des centres – non nécessairement dans les grandes villes – et des espaces dominés, donc périphériques ? La déploration ne peut pas suffire. Seule une compréhension – puis une action – sur les systèmes territoriaux peut réellement faire reculer les « situations périphériques ».
1/Georges Balandier, « La situation coloniale : approche théorique », Cahiers internationaux de sociologie, vol. 11, Presses universitaires de France, 1951, p. 44–79.
Xavier Desjardins, professeur en urbanisme et aménagement de l’espace à Sorbonne Université
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