Président de l’École urbaine de Sciences-Po et directeur scientifique de 6t bureau de recherche, Jean-Marc Offner a été le directeur général de l’a’urba (agence d’urbanisme Bordeaux Aquitaine) de 2009 à 2022.
La France périphérique n’existe toujours pas… L’opposition entre des « citadelles-métropoles 1 » égoïstement tertiarisées et le reste d’un Hexagone fragilisé par la désindustrialisation et l’absence de soutiens publics reste une fiction. Des grandes agglomérations connaissent un dynamisme économique persistant, d’autres pas. Les ambiances politiques y diffèrent. Leurs populations bougent, intensité des échanges démographiques aidant. Des campagnes se repeuplent, des petites villes perdent des habitants. Des départements « enclavés » attirent touristes, retraités et entrepreneurs. De modestes localités se transforment en nœuds de réseaux internationaux à la faveur d’évènements, métropoles éphémères. Des villes moyennes tentent, avec plus ou moins de succès, de s’organiser en réseau. L’injonction à faire projet se conjugue à plusieurs temps.
Comment subsumer la multitude de ces disparités territoriales dans un affrontement binaire? Il y a mille et une périphéries, mosaïques sociales bigarrées, liées à leurs voisins proches et lointains dans des formes d’interdépendances variées, aux ambitions plurielles. Pourquoi donc user et abuser d’une dichotomie qui ne permet de comprendre ni les mutations spatiales ni les transformations des modes de vie ? Les cartes électorales cachent sous leurs aplats colorés des facteurs explicatifs 2 de votes bien plus pertinents que les seules localisations résidentielles, trop vite mises en avant : l’âge, le niveau de diplôme, les conditions de travail, le taux de chômage… Les fragilités socio‑économiques traversent les territoires, à de multiples échelles.
La prétendue fracture territoriale
Faut-il qu’elle soit commode, cette prétendue fracture territoriale! Des métropoles monopolisées par les «gagnants de la mondialisation » et des périphéries « reléguées »… Les ressentis sont respectables, mais la somme d’histoires de vie, aussi expressives soient-elles, ne devrait pas brouiller les chiffres. Les catégories sociales défavorisées continuent à vivre majoritairement dans les villes. « La France pauvre vit au bord du périphérique, elle n’a rien de périphérique 3. » Quant aux fameux emplois métropolitains supérieurs 4 de la globalisation économique, ils ne représentent, dans les plus grandes capitales régionales, que 10 à 15 % des actifs ; quelques pour cent de la population totale. Ils ne dessinent pas les paysages de la vie locale.
Qu’ils fréquentent des centres-bourgs ou des lotissements, des potagers ou des champs, des épiceries ambulantes ou des cabines de télémédecine, des marchés forains ou des hypermarchés, les campagnards de tout poil connaissent heurs et malheurs dans leur vie quotidienne. Mais les urbains partagent, pour une bonne part, les mêmes préoccupations stressantes: des classes sans enseignants, des déserts médicaux, des bureaux de poste à mi-temps, des petits commerces de proximité délaissés, une sociabilité mise à mal par l’individuation des comportements, les vicissitudes de la dématérialisation des formalités administratives, la dépendance à l’automobile5. À part quelques Parisiens intra- muros bien lotis, personne n’a tout en bas de chez soi ! Et le numérique a plutôt réduit les inégalités de traitement entre zones denses et peu denses, grâce aux démarches et aux commerces en ligne.
L’analyse par trop globalisante 6 du « recul des services publics » n’aide ni à penser ni à panser un sentiment d’éloignement bien souvent plus social que spatial, quand « tous les lieux d’entre-soi populaire ont disparu 7 ». À remuer la nostalgie de la gare et du bureau de poste comme hauts lieux de l’égalitarisme républicain, dans une société de la route et du « sans courrier », on s’interdit d’élaborer des matérialités et des symboliques inédites pour des services collectifs mieux adaptés aux pratiques et aspirations sociales. On se prive d’une explicitation politique des arbitrages entre les diverses manières de concrétiser le droit à l’accès : services numériques, à domicile, près de chez soi, un peu plus loin.
Le phantasme d’une France périphérique
Les postures dogmatiques ne conviennent pas plus aux questions de mobilité. Le « bouger pour s’en sortir » signe-t-il une injonction néolibérale, une promesse d’indépendance ou un pied de nez aux tenants de la démobilité? Pour des jeunes femmes de la campagne 8, disposant plus rarement que les garçons d’un deux-roues ou d’une voiture, être mobile reste problématique. Mais la sédentarité s’avère aussi valorisante, pour celles qui « tiennent la campagne autant qu’elles tiennent à la campagne 9 ». Ces ambivalences, d’autres les connaissent, tels les « assignés à résidence » des banlieues, pas forcément par- tants pour aller à l’école 10 ailleurs que dans leur quartier. Quant à l’habitat périurbain, il constitue très majoritairement un choix, pas le pis-aller de chassés des métropoles.
Entretenu par calcul politique, par complaisance rhétorique, par paresse intellectuelle ou par méconnaissance, le phantasme de cette France périphérique une et indivisible a trois bonnes raisons d’être rejeté. Renvoyant les individus à leur catégorie résidentielle, il nie leur multidimensionnalité, leur capacité de mouvement, la pluralité de leurs appartenances territoriales, pour une défense idéologique des identités locales. Il obère toute volonté d’action publique socialement contextualisée, privilégiant les interventions sur les territoires plutôt que sur les individus ou les groupes en précarité. Enfin, il ne rend pas justice à la prise en considération des maillages périurbains, entre villes et cam- pagnes, territoires stratégiques de la transition écologique.
Quand le récit politique se délite, ou devient affabulation, le ressourcement s’impose. Des investissements intellectuels y aide- raient. Il y a, en particulier, nécessité à mieux connaître et mieux comprendre les mobilités et les rythmes de vie. Car, comment rendre intelligible le quotidien d’un monde de flux, de cycles, de trajectoires et de liens si l’on continue à compter des stocks dans des périmètres ? Et à mobiliser les catégories spatiales d’antan ? En un moment où le hors-sol paraît représenter la plus déstabilisante des critiques, osons suggérer que le sol aussi peut mentir.
Jean-Marc Offner
La passerelle rouge de l’Axe majeur qui relie l’amphithéâtre à la base de loisirs de Cergy-Pontoise. Photo : Henri0711/Shutterstock
1/Christophe Guilluy, entretien à Marianne, 11 juin 2024.
2/Olivier Bouba-Olga et Vincent Grimault, « Non, le RN n’a pas réalisé de raz-de-marée dans les campagnes », Alternatives économiques,
17 juin 2024.
3/Louis Maurin, directeur de l’Observatoire des inégalités, 2015.
4/Il s’agit, selon l’Insee, des cadres et chefs d’entreprise travaillant dans les fonctions de la conception, de la recherche et de l’innovation.
5/Dans les grandes villes aussi, les transports collectifs n’assurent qu’une faible part des déplacements : 13 % pour Bordeaux Métropole, 10 à 15 % dans les autres métropoles (le Grand Lyon et la région parisienne font mieux), moins encore dans les villes moyennes.
6/Une garnison militaire, un centre des impôts, une maternité… À effets différenciés de leur fermeture, réponses différentes. L’affaire des petites lignes de chemin de fer relève, pour sa part, d’une mystique ferroviaire, certes très partagée, mais oublieuse de l’histoire. Les plus volumineuses hémorragies ferroviaires ont eu lieu durant les années 1930–1940 et au tournant des années 1960–1970. Depuis 1981, il n’y a eu que très peu de fermetures
de lignes, et quelques réouvertures. La France conserve ainsi le plus grand réseau en Europe de lignes peu ou très peu fréquentées. Lire Antoine Beyer,
« Grandeur, décadence et possible renouveau du réseau ferroviaire secondaire français », Géoconfluences, novembre 2021.
7/Willy Pelletier, cité par Thibaut Sardier et Adrien Naselli, « Union de
la gauche aux législatives : impopulaires cherchent classes populaires ? », Libération, 19 juin 2024.
8/Yaëlle Amsellem-Mainguy, Les Filles du coin. Vivre et grandir en milieu rural, Presses de Sciences-Po, 2021.
9/Sophie Orange et Fanny Renard, Des femmes qui tiennent la campagne, La Dispute, 2022.
10/Catherine Vincent, « À Bergerac, le “busing” permet de scolariser les enfants d ’origine immigrée hors de leur cité », Le Monde, 22 mars 2007 ; Sylvie Lecherbonnier, « À Toulouse, les espoirs et les fragilités de la mixité sociale au collège », Le Monde, 2 juillet 2024.