Tous périphériques !
Ile de Loisirs de Cergy-Pontoise, France-October 17,2021: The red bridge in the park and the pyramids in the lake are in all the colors of autumn.

Président de l’École urbaine de Sciences-Po et directeur scientifique de 6t bureau de recherche, Jean-Marc Offner a été le directeur général de l’a’urba (agence d’urbanisme Bordeaux Aquitaine) de 2009 à 2022.

 

La France périphérique n’existe tou­jours pas… L’opposition entre des « citadelles-métropoles 1 » égoïstement tertiarisées et le reste d’un Hexa­gone fra­gi­lisé par la désindustrialisation et l’absence de sou­tiens publics reste une fic­tion. Des grandes agglomérations connaissent un dyna­misme économique per­sis­tant, d’autres pas. Les ambiances poli­tiques y diffèrent. Leurs popu­la­tions bougent, inten­sité des échanges démographiques aidant. Des cam­pagnes se repeuplent, des petites villes perdent des habi­tants. Des départements « enclavés » attirent tou­ristes, retraités et entre­pre­neurs. De modestes localités se trans­forment en nœuds de réseaux inter­na­tio­naux à la faveur d’évènements, métropoles éphémères. Des villes moyennes tentent, avec plus ou moins de succès, de s’organiser en réseau. L’injonction à faire pro­jet se conjugue à plu­sieurs temps.

Com­ment sub­su­mer la mul­ti­tude de ces disparités ter­ri­to­riales dans un affron­te­ment binaire? Il y a mille et une périphéries, mosaïques sociales bigarrées, liées à leurs voi­sins proches et loin­tains dans des formes d’interdépendances variées, aux ambi­tions plu­rielles. Pour­quoi donc user et abu­ser d’une dicho­to­mie qui ne per­met de com­prendre ni les muta­tions spa­tiales ni les trans­for­ma­tions des modes de vie ? Les cartes électorales cachent sous leurs aplats colorés des fac­teurs expli­ca­tifs 2 de votes bien plus per­ti­nents que les seules loca­li­sa­tions résidentielles, trop vite mises en avant : l’âge, le niveau de diplôme, les condi­tions de tra­vail, le taux de chômage… Les fragilités socio‑économiques tra­versent les ter­ri­toires, à de mul­tiples échelles.

La prétendue frac­ture territoriale

Faut-il qu’elle soit com­mode, cette prétendue frac­ture ter­ri­to­riale! Des métropoles monopolisées par les «gagnants de la mon­dia­li­sa­tion » et des périphéries « reléguées »… Les res­sen­tis sont res­pec­tables, mais la somme d’histoires de vie, aus­si expres­sives soient-elles, ne devrait pas brouiller les chiffres. Les catégories sociales défavorisées conti­nuent à vivre majo­ri­tai­re­ment dans les villes. « La France pauvre vit au bord du périphérique, elle n’a rien de périphérique 3. » Quant aux fameux emplois métropolitains supérieurs 4 de la glo­ba­li­sa­tion économique, ils ne représentent, dans les plus grandes capi­tales régionales, que 10 à 15 % des actifs ; quelques pour cent de la popu­la­tion totale. Ils ne des­sinent pas les pay­sages de la vie locale.

Qu’ils fréquentent des centres-bourgs ou des lotis­se­ments, des pota­gers ou des champs, des épiceries ambu­lantes ou des cabines de télémédecine, des marchés forains ou des hypermarchés, les cam­pa­gnards de tout poil connaissent heurs et mal­heurs dans leur vie quo­ti­dienne. Mais les urbains par­tagent, pour une bonne part, les mêmes préoccupations stres­santes: des classes sans ensei­gnants, des déserts médicaux, des bureaux de poste à mi-temps, des petits com­merces de proxi­mité délaissés, une socia­bi­lité mise à mal par l’individuation des com­por­te­ments, les vicis­si­tudes de la dématérialisation des formalités admi­nis­tra­tives, la dépendance à l’automobile5. À part quelques Pari­siens intra- muros bien lotis, per­sonne n’a tout en bas de chez soi ! Et le numérique a plutôt réduit les inégalités de trai­te­ment entre zones denses et peu denses, grâce aux démarches et aux com­merces en ligne.

L’analyse par trop glo­ba­li­sante 6 du « recul des ser­vices publics » n’aide ni à pen­ser ni à pan­ser un sen­ti­ment d’éloignement bien sou­vent plus social que spa­tial, quand « tous les lieux d’entre-soi popu­laire ont dis­pa­ru 7 ». À remuer la nos­tal­gie de la gare et du bureau de poste comme hauts lieux de l’égalitarisme républicain, dans une société de la route et du « sans cour­rier », on s’interdit d’élaborer des matérialités et des sym­bo­liques inédites pour des ser­vices col­lec­tifs mieux adaptés aux pra­tiques et aspi­ra­tions sociales. On se prive d’une expli­ci­ta­tion poli­tique des arbi­trages entre les diverses manières de concrétiser le droit à l’accès : ser­vices numériques, à domi­cile, près de chez soi, un peu plus loin.

Le phan­tasme d’une France périphérique

Les pos­tures dog­ma­tiques ne conviennent pas plus aux ques­tions de mobi­lité. Le « bou­ger pour s’en sor­tir » signe-t-il une injonc­tion néolibérale, une pro­messe d’indépendance ou un pied de nez aux tenants de la démobilité? Pour des jeunes femmes de la cam­pagne 8, dis­po­sant plus rare­ment que les garçons d’un deux-roues ou d’une voi­ture, être mobile reste problématique. Mais la sédentarité s’avère aus­si valo­ri­sante, pour celles qui « tiennent la cam­pagne autant qu’elles tiennent à la cam­pagne 9 ». Ces ambi­va­lences, d’autres les connaissent, tels les « assignés à résidence » des ban­lieues, pas forcément par- tants pour aller à l’école 10 ailleurs que dans leur quar­tier. Quant à l’habitat périurbain, il consti­tue très majo­ri­tai­re­ment un choix, pas le pis-aller de chassés des métropoles.

Entre­te­nu par cal­cul poli­tique, par com­plai­sance rhétorique, par paresse intel­lec­tuelle ou par méconnaissance, le phan­tasme de cette France périphérique une et indi­vi­sible a trois bonnes rai­sons d’être rejeté. Ren­voyant les indi­vi­dus à leur catégorie résidentielle, il nie leur mul­ti­di­men­sion­na­lité, leur capa­cité de mou­ve­ment, la plu­ra­lité de leurs appar­te­nances ter­ri­to­riales, pour une défense idéologique des identités locales. Il obère toute volonté d’action publique socia­le­ment contextualisée, privilégiant les inter­ven­tions sur les ter­ri­toires plutôt que sur les indi­vi­dus ou les groupes en précarité. Enfin, il ne rend pas jus­tice à la prise en considération des maillages périurbains, entre villes et cam- pagnes, ter­ri­toires stratégiques de la tran­si­tion écologique.

Quand le récit poli­tique se délite, ou devient affa­bu­la­tion, le res­sour­ce­ment s’impose. Des inves­tis­se­ments intel­lec­tuels y aide- raient. Il y a, en par­ti­cu­lier, nécessité à mieux connaître et mieux com­prendre les mobilités et les rythmes de vie. Car, com­ment rendre intel­li­gible le quo­ti­dien d’un monde de flux, de cycles, de tra­jec­toires et de liens si l’on conti­nue à comp­ter des stocks dans des périmètres ? Et à mobi­li­ser les catégories spa­tiales d’antan ? En un moment où le hors-sol paraît représenter la plus déstabilisante des cri­tiques, osons suggérer que le sol aus­si peut mentir.

Jean-Marc Off­ner

La pas­se­relle rouge de l’Axe majeur qui relie l’am­phi­théâtre à la base de loi­sirs de Cer­gy-Pon­toise. Pho­to : Henri0711/Shutterstock

1/Christophe Guilluy, entre­tien à Marianne, 11 juin 2024.
2/Olivier Bou­ba-Olga et Vincent Gri­mault, « Non, le RN n’a pas réalisé de raz-de-marée dans les cam­pagnes », Alter­na­tives économiques,
17 juin 2024.
3/Louis Mau­rin, direc­teur de l’Observatoire des inégalités, 2015.
4/Il s’agit, selon l’Insee, des cadres et chefs d’entreprise tra­vaillant dans les fonc­tions de la concep­tion, de la recherche et de l’innovation.
5/Dans les grandes villes aus­si, les trans­ports col­lec­tifs n’assurent qu’une faible part des déplacements : 13 % pour Bor­deaux Métropole, 10 à 15 % dans les autres métropoles (le Grand Lyon et la région pari­sienne font mieux), moins encore dans les villes moyennes.
6/Une gar­ni­son mili­taire, un centre des impôts, une mater­nité… À effets différenciés de leur fer­me­ture, réponses différentes. L’affaire des petites lignes de che­min de fer relève, pour sa part, d’une mys­tique fer­ro­viaire, certes très partagée, mais oublieuse de l’histoire. Les plus volu­mi­neuses hémorragies fer­ro­viaires ont eu lieu durant les années 1930–1940 et au tour­nant des années 1960–1970. Depuis 1981, il n’y a eu que très peu de fermetures
de lignes, et quelques réouvertures. La France conserve ain­si le plus grand réseau en Europe de lignes peu ou très peu fréquentées. Lire Antoine Beyer,
« Gran­deur, décadence et pos­sible renou­veau du réseau fer­ro­viaire secon­daire français », Géoconfluences, novembre 2021.
7/Willy Pel­le­tier, cité par Thi­baut Sar­dier et Adrien Nasel­li, « Union de
la gauche aux législatives : impo­pu­laires cherchent classes popu­laires ? », Libération, 19 juin 2024.
8/Yaëlle Amsel­lem-Main­guy, Les Filles du coin. Vivre et gran­dir en milieu rural, Presses de Sciences-Po, 2021.
9/Sophie Orange et Fan­ny Renard, Des femmes qui tiennent la cam­pagne, La Dis­pute, 2022.
10/Catherine Vincent, « À Ber­ge­rac, le “busing” per­met de sco­la­ri­ser les enfants d ’ori­gine immigrée hors de leur cité », Le Monde, 22 mars 2007 ; Syl­vie Lecher­bon­nier, « À Tou­louse, les espoirs et les fragilités de la mixité sociale au collège », Le Monde, 2 juillet 2024.

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