David Mangin, Grand Prix de l’urbanisme 2008, et Éric Charmes, directeur de recherche à l’École nationale des travaux publics de l’État (ENTPE), échangent autour de leur vision du concept de « périphérie » et son évolution dans le temps sur les territoires.
La notion de périphérie est d’abord géographique, mais elle peut être aussi sociétale, patrimoniale, identitaire… Quelle définition lui donnez-vous ?
David Mangin : Il est difficile de ne pas voir ni entendre que la notion de périphérie est devenue ces dernières années avant tout une notion politique. Elle représente un enjeu sondagier et électoral très fort, largement instrumentalisé. Les « gilets jaunes » placés stratégiquement sur les giratoires qui contrôlent les entrées des villes ont même inventé des centralités de périphérie inédites. Depuis ce moment, le discours et les revendications sur la limitation à 80 km/h, le prix de l’essence, les agriculteurs, etc., ont été relayés par des responsables politiques ou commentateurs sans qu’il soit proposé d’alternatives économiquement et socialement acceptables à une urbanisation dispendieuse, qui est une grande source d’inégalités. Le temps des propositions est largement inaudible. Or, mes observations depuis La Ville franchisée [Éditions de la Villette, 2004, ndlr] m’ont contraint à sortir d’une explication de la périphérie comme un système générique, venu de nulle part, où il n’y aurait pas d’acteurs. Parler avec fatalité de « choix contraint », notion qu’il faudrait sans doute mieux définir, est un peu court, à mon sens. Comment peut-on améliorer, réparer, faire autrement, cela devrait être notre sujet.
Éric Charmes : Le terme « périphérie » est assez polysémique et éminemment subjectif. La périphérie de quoi? Cela fait u un certain temps que je travaille sur La Tour-du-Pin, une commune à 65 kilomètres de Lyon, foyer très actif du mouvement des « gilets jaunes ». Quand on interroge les habitants, beaucoup ne se voient pas à la périphérie. Alors qu’il y a de nombreux locaux commerciaux vacants, que les loyers sont bas, et qu’on est vraiment dans un territoire qui présente la plupart des attributs de ce qu’on appelle, dans le débat politique et dans les médias, « la France périphérique », certains disent : « Moi, je suis entre Lyon et Grenoble, et puis, si je veux aller marcher dans la montagne, c’est très pratique, il y a aussi une gare… » Ils raisonnent à partir de là où ils sont et, de ce point de vue, se pensent rarement à la périphérie. Ce qui va les préoccuper, c’est plutôt l’éloignement des emplois, le fait d’avoir des navettes longues.
D. M. : Parler des périphéries d’une mégapole, d’une métropole, d’une ville, d’un bourg ou d’un village, ce n’est pas la même chose. Je proposerais plutôt de nous intéresser à ce qui est en train de bouger en ce moment. Quelle nouvelle périphérie se crée ? Certes, il y a le télétravail qui intervient, mais la maison individuelle reste le petit moteur de tout ça. Je suis frappé par ce qu’il se passe en marge des bourgs et des villages sur les déplacements domicile-travail. Là, se crée une troisième génération de lotissements et de zones d’activité, de services et de commerces. Je pense, par exemple, au rond-point de Lanvollon, entre Saint-Brieuc et Paimpol [Côtes‑d’Armor]. On peut y lire comme dans un livre ouvert une première génération de zones d’activité industrielle et artisanale puis, 300 mètres plus loin, une zone commerciale et artisanale, enfin, depuis quelques années, une zone de services, de drives et de commerces. Cette dernière génération de zones commerciales et de services périphériques est « houellebecquienne », car tout est au même niveau de sens, avec les mêmes modèles archétypiques, des parkings surdimensionnés… Le boulanger et le notaire sont adossés à une station-service, les pompes funèbres à côté de la boucherie… Ces associations étaient absolument inimaginables du point de vue du sens public, il y a quelques décennies. Ce sont des faubourgs contemporains, mais d’un autre genre, conçu pour l’automobile et par l’automobile, et qui assemblent des choses que l’on n’as- semblait pas avant. Comme tout le monde, je me suis arrêté, il y a quelques semaines, dans le Lidl qui cartonne dans tous les sens du terme. En partant, j’ai demandé à une vendeuse entre deux âges si on y vendait des journaux. Elle m’a regardé avec des yeux ronds et a éclaté de rire. « Des journaux ? ! On me demande de drôles de choses, aujourd’hui: ce matin on m’a demandé de la naphtaline ! Mais c’est un vieux truc ça ! »
É. C. : Si des lotissements apparaissent dans les périphéries, le périurbain, les villages, les bourgs, les petites villes, avec les zones commerciales qui vont avec, c’est parce que, politiquement, des élus ont décidé qu’on pouvait construire là et développer des activités. Cela est quand même un fait essentiel. La valeur du foncier est en large part déterminée par des règles de constructibilité qui relèvent de décisions politiques, et pas seulement du marché. Ce dernier est surtout contraignant dans les villes en déclin où peu de monde veut investir. Mais lorsque le marché est porteur, alors le politique joue un rôle déterminant, surtout lorsqu’on parle d’extension. Parce que sur les marchés de renouvellement, c’est assez différent.
Ensuite, sur la différence entre La Ville émiettée et La Revanche des villages, il s’agit moins d’une évolution des territoires eux-mêmes que d’un changement de regard. La Ville émiettée visait plutôt à mettre l’accent sur les problèmes que soulevait l’extension des villes dans les campagnes alentour, en termes de gouvernement local et de ségrégation. La Revanche des villages veut plutôt expliquer pourquoi, malgré les critiques, le périurbain continue à se développer. L’idée était de mettre en avant les atouts des couronnes périurbaines et les raisons pour lesquelles les dynamiques de périurbanisation se maintiennent. Et dans cette compréhension de l’attrait du périurbain, le caractère villageois des communes est essentiel. À l’époque du zonage en aire urbaine, 90 % des communes classées comme périurbaines avaient moins de 2 000 habitants. Parler de villages à propos du périurbain n’est pas du tout abusif.
Propos recueillis par Julien Meyrignac et Rodolphe Casso
Trois zones artisanale, commerciale et industrielle se sont installées sur la liaison entre Saint-Brieuc et Paimpol pour capter les navetteurs au large du bourg de Lanvollon (Côtes‑d’Armor). Photo:D.R.