Le tout pour le tout
Si vous n’en avez pas fait vous-même l’expérience, sans doute avez-vous glosé sur ces points de vue relatifs à « l’exotisme » de l’Hexagone qui se sont généralisés au gré des découvertes imposées par la pandémie. Des propos presque extatiques sur l’absolu dépaysement vécu dans la Creuse, l’épreuve radicale de l’épicerie du hameau et la « reconnexion avec la nature et les vraies gens ». Comme si ce département, situé en moyenne à quatre heures de Paris, développait plus de matière à dépaysement que New York, les villes littorales de la Thaïlande ou d’autres territoires de la mondialisation effrénée, donc du (sur)connu et parfois – à ce titre – de la déception. Étrange géographie d’un monde globalement aplati et contracté, mais qui se dilaterait et se particulariserait aux échelles régionales. Comme la superposition de deux univers : celui du présent indexé sur le futur, de la vitesse, de l’innovation, de la prospérité, mais aussi du stress (maigre écot à payer pour l’ensemble des bénéfices économiques et sociaux précités), et celui du présent enlisé dans le passé, statique, nécessiteux, mais offrant le bonheur de la vie simple (bénéfice exorbitant des conditions de vies précitées).
Nous pourrions rire ensemble de ces conceptions biaisées par les clichés qui structurent les imaginaires et les perceptions des métropolitains et urbains si elles ne se révélaient pas contagieuses auprès des territoires et des populations appelées périurbaines, rurales ou périphériques elles-mêmes, pour aboutir à un « cul-de-sac intellectuel », comme l’écrit Valérie Jousseaume dans Plouc Pride, un nouveau récit pour les campagnes (Éditions de l’Aube, 2021). Mais surtout, le sujet est sérieux.
À l’heure de la concorde sur la systémique (peu ou prou cinquante ans après le « penser globalement, agir localement » de René Dubos et Le Macroscope, vers une vision globale [Seuil, 1975, ndlr], de Joël de Rosnay, il était temps), et le nécessaire désilotage, celle de la multiplication des analyses transversales rendues possibles par la profusion de data disponibles et la possibilité de générer des indicateurs raffinés, celle des inter-SCoT et des contrats de réciprocité proposés par les métropoles aux territoires qui composent leurs hinterlands, il est désolant de constater que ce sont les « frontières » géographiques et non celles entre les grands champs disciplinaires (ressources, biodiversité, mobilité, économie, habitat…) qui offrent le plus de résistance. Désolant, mais pas surprenant, dans la mesure où elles sont largement sous-tendues par des enjeux politiques fondamentaux, locaux et nationaux : comment expliquer la récente et actuelle inanité du Haut-commissariat au plan autrement que par l’objectif évident de ne pas hérisser le Sénat, dont les élus sont les plus ancrés dans les territoires et la majorité détenue par Les Républicains et centristes ?
Plus qu’un lieu commun ou un marronnier journalistique, l’opposition entre villes et campagnes, entre centres et périphéries, est aussi (encore) un enjeu de pouvoir qui trop souvent limite la prise en compte des grands enjeux écologiques et climatiques aux bonnes échelles, fréquemment entrave le déploiement d’une plus grande solidarité territoriale, et parfois se cristallise dans l’exercice démocratique.
Face aux nombreuses alertes en la matière, il paraît urgent de jouer le tout (la nation) pour le tout (le dessein).
Julien Meyrignac
Photo de couverture : « L’Isle-Adam », Johann Le Maillot
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