En Espagne, les espaces publics sont de toute évidence bien plus fréquentés qu’en France et ils sont le lieu de rencontre naturel de toutes les générations et catégories sociales. Une convivialité que le tourisme a allègrement exploitée, au risque de la mettre, dans certains territoires, en péril.
Dans les rues, les enfants pullulent, même bien après la tombée de la nuit, tandis que les parents discutent assis sur les bancs ou attablés en terrasse. Des grappes de personnes âgées profitent de la fraîcheur retrouvée avec le soleil disparu. Ici, une retraitée regarde les piétons défiler face à un livreur à vélo attendant patiemment sa commande. Un peu plus loin, un groupe de quadragénaires assis en demi-cercle dans une rue piétonne bavarde allègrement.
La scène se déroule à Barcelone, mais on la retrouve à Madrid, Malaga ou Valence. En Espagne, la rue paraît plus vivante qu’en France. Architectes, urbanistes et géographes le confirment : il ne s’agit pas que d’une image d’Épinal.
Cette culture de la rue ne surgit pas ex nihilo. Elle est intimement liée à l’histoire du pays. « L’arrivée tardive du développement économique et de la démocratie sont des éléments fondamentaux pour comprendre la spécificité et la perception espagnole de l’espace public », explique Francesc Muñoz, urbaniste et professeur de géographie urbaine à l’université autonome de Barcelone (UAB).
L’après-guerre marque pour la France le début des Trente Glorieuses, extraordinaire période de développement économique durant laquelle les villes grossissent et le niveau de vie augmente. Outre-Pyrénées, c’est une autre histoire. Alors que la dictature franquiste continue de massacrer les derniers maquisards républicains, l’Espagne vit isolée du reste de l’Europe. La famine touche une grande partie de la population qui préfère rester dans les campagnes où la nourriture manque moins qu’en ville.
Franco mise sur le développement du monde rural et de l’agriculture, voyant d’un mauvais œil les grandes villes comme Barcelone, qu’il considère comme des nids d’anarchistes et autres ennemis de la patrie. Il faut attendre les années soixante pour que la dictature abandonne le modèle autarcique.
Commence alors ce que les historiens appellent le « second franquisme », une période de relative ouverture économique, toujours sous le joug d’un régime autoritaire. L’exode rural peut commencer ; une migration massive et désordonnée vers les grands centres. Les villes peinent à absorber ces millions de nouveaux habitants et les bidonvilles se multiplient. Pour y remédier, le régime bâtit vite et mal.
C’est le « boom de la construction » : de hauts immeubles sortent de terre à une vitesse vertigineuse. Le plan national du logement 1961–1975 prévoit alors la construction de 3,7 millions de logements. Pour réduire les coûts et augmenter la rentabilité, les promoteurs choisissent l’habitat collectif et vertical.
Aujourd’hui, les villes espagnoles sont parmi les plus denses d’Europe et la proportion d’habitants vivant en appartement parmi les plus élevées du monde : deux tiers de la population, soit le double de la France. Seule la Corée dépasse notre voisin ibérique en la matière.
Cette concentration d’habitants sur de petits territoires constitue une première piste pour comprendre l’appropriation par les Espagnols de leur espace public. Avec plus de citadins, il y a forcément plus de monde dans la rue. « La forte densité du modèle urbain favorise le développement du commerce local au rez-de-chaussée et, à la fois, les relations entre riverains », analysent Mar Santamaria et Pablo Martínez, architectes fondateurs de l’agence d’urbanisme barcelonaise 300,000 Km/s.
La rue comme palliatif des appartements médiocres
Mais plus que la densité, c’est surtout le piètre état des logements, souvent exigus et mal isolés, qui force les citadins à s’approprier l’espace public. « Nous passons beaucoup de temps dans la rue parce que nos logements sont de très mauvaise qualité, résument les urbanistes, paraphrasant Francesc Muñoz, un de leurs maîtres à penser. La rue nous apporte tout ce que l’habitat ne nous donne pas. »
« Dans les territoires les plus pauvres, l’espace public est la solution la moins onéreuse pour couvrir des espaces que la société ne peut proportionner, avance Francesc Muñoz. Ce que l’État-providence offrait en France, l’espace public l’apportait en Espagne. Dans les villes où le climat permet d’être dehors, il est alors devenu un lieu de bien-être grâce auquel différentes générations ont pu améliorer leur qualité de vie. Le sentiment d’appartenance des citoyens envers l’espace public en est l’héritage. »
Marti Blancho
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Photo : Citadins profitant des bancs publics. Crédit : Marti Blancho
Photo de couverture : Le village du Bois Bouchaud, à Nantes, ensemble médico-social intergénérationnel de la Croix-Rouge. © Thomas Louapre / Divergence