Dani Karavan, sculpteur de paysages

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Un entretien avec le grand artiste israélien, Dani Karavan, disparu en mai.
On lui doit de nombreuses œuvres installées dans des lieux publics en Israël, aux États-Unis, au Japon, en Corée et en Europe. En France, on connaît notamment son Axe majeur à Cergy Pontoise.

 

Où êtes-vous né ?

Dani Karavan/ Je suis né à Tel-Aviv, en 1930. Mes parents sont arri­vés ici quand ils avaient 18 ans, en 1920, comme pion­niers. Ils venaient de la ville de Lvov (en Pologne, aujourd’hui en Ukraine), appe­lée aus­si Lem­berg, au XIXe siècle, au temps de l’annexion par l’Autriche-Hongrie. Ils se sont ins­tal­lés sur la plage de Tel-Aviv, c’était pos­sible à l’époque de plan­ter une tente dans laquelle ils ont vécu quelque temps. Ensuite, ils sont par­tis s’installer au bord du lac de Tibériade.

Quand j’avais 8 ans, je me suis ren­du sur place : il y avait encore de petites cabanes comme la leur, c’était vrai­ment très petit à l’intérieur. Puis ils sont retour­nés à Tel-Aviv. Mes parents étaient des sio­nistes, mais pas des mili­tants. Ma mère avait des idées gau­chistes, mon père n’était pas poli­ti­sé, il n’a jamais été lié à un par­ti. Il a d’abord tra­vaillé à la construc­tion des rues, puis il a enten­du par­ler d’un poste à la mai­rie dans la sec­tion des jar­dins. Comme il aimait beau­coup la végé­ta­tion, il a bifur­qué vers ce tra­vail : il est deve­nu jar­di­nier. Puis la place de chef pay­sa­giste s’est libé­rée, et on lui a pro­po­sé ce poste. Il était auto­di­dacte, il n’avait jamais étu­dié le pay­sa­gisme dans une école, mais il était l’un de ceux qui connais­saient le mieux la végé­ta­tion de Pales­tine. Il a pour­tant souf­fert de ne pas avoir les diplômes néces­saires. C’est lui qui a « colo­rié » Tel-Aviv en vert, qui a plan­té les parcs, les rues, les bou­le­vards. Il fait très chaud ici, tout le monde cherche de l’ombre. Mon père a créé beau­coup d’ombre à Tel-Aviv. Ensuite, il a conçu quelques parcs qui sont deve­nus des exemples clas­siques de jar­dins israéliens.

Je crois avoir créé mes pre­miers bas-reliefs avec mes pieds

Nous habi­tions une petite mai­son que mon père avait construite lui-même. Comme mes parents avaient un prêt à rem­bour­ser, ils louaient des chambres. Nous vivions avec trois autres familles, cha­cune dans une pièce, et nous par­ta­gions la salle de bains et la cui­sine. Ma sœur par­ta­geait la chambre de mes parents et je dor­mais sur un lit d’appoint dans la cui­sine. À l’étroit, mais c’était comme ça. Et nous avions tou­jours des amis à la maison.
De chez moi, je pou­vais voir le lever du soleil sur les mon­tagnes au-des­sus de Jéru­sa­lem. C’était aux confins de la construc­tion de Tel-Aviv, aujourd’hui on est au centre-ville.
Il n’y avait que quelques mai­sons autour, et puis le sable. Je mar­chais pieds nus la plu­part du temps, ce sont ces sen­sa­tions dif­fé­rentes qui m’ont mar­qué, le sable très chaud, le sable mouillé. Je crois avoir créé mes pre­miers bas-reliefs avec mes pieds.

 

Pour­quoi avoir choi­si des études artistiques ?

Dani Karavan/ J’étais un très mau­vais éco­lier. Des années plus tard, on a décou­vert la dys­lexie, mais à l’époque on ne connais­sait pas ce trouble, on pen­sait que j’étais paresseux.
J’ai beau­coup souf­fert à l’école, ce n’était pas un plai­sir, même si j’y avais beau­coup d’amis. J’étais très sen­sible à la poé­sie, mais comme je fai­sais beau­coup de fautes d’orthographe, mes essais poé­tiques fai­saient rire tout le monde. J’ai com­pris que je devais arrê­ter. Après, j’ai vou­lu faire de la musique et j’ai eu une petite flûte à bec. J’ai écrit quelques mor­ceaux sans savoir les notes, en les rem­pla­çant par des numé­ros, puis j’ai vou­lu que mon père m’achète une cla­ri­nette. Je me sou­viens encore du maga­sin, avec de très beaux ins­tru­ments. Mon père ne gagnait pas beau­coup d’argent mais il était prêt à faire un effort. Le ven­deur l’a mis en garde, c’est bien la cla­ri­nette mais il faut prendre des leçons deux fois par semaine – on est repar­ti sans cla­ri­nette : mon père était sûr que je n’aurais pas une telle dis­ci­pline, il savait que je n’aimais pas les devoirs. Un de mes amis fai­sait par­tie d’un ate­lier de peinture.

Un jour, j’y suis allé avec lui et ça m’a beau­coup plu. Je n’avais même pas 14 ans. Mon père était d’accord, même s’il trou­vait que je chan­geais d’avis trop sou­vent. J’ai com­men­cé à peindre avec un pro­fes­seur qui s’appelait Aaron Avni. Ce peintre figu­ra­tif qui appar­te­nait à l’École de Paris nous deman­dait de peindre des natures mortes de façon très pré­cise ; pour tout dire, c’était un peu ennuyeux. Ensuite, la pein­ture a connu une révo­lu­tion en Israël, avec une avant-garde com­po­sée d’artistes comme Avig­dor Ste­mats­ky (1908–1989) et Yehez­kel Streich­man (1906–1993). J’étais très heu­reux, je me sen­tais bien, j’ai pas­sé trois années dans l’atelier de Streich­man & Ste­mats­ky jusqu’à la guerre d’indépendance. Il y avait aus­si Mar­cel Jan­co (1895–1984), très connu pour avoir fait par­tie du groupe Dada à Zürich.

 

Vous-même avez par­ti­ci­pé à la fon­da­tion du kib­boutz Harel, en 1948. Quel était votre état d’esprit ?

Dani Karavan/ J’étais membre d’un mou­ve­ment de jeu­nesse de gauche, favo­rable à la créa­tion d’un État bina­tio­nal, ce sont des idées très éloi­gnées de celles d’aujourd’hui. Je fais tou­jours par­tie de ce mou­ve­ment et je reste per­sua­dé qu’il existe une solu­tion, non pas bina­tio­nale mais avec deux pays. En 1948, à la fin de la guerre d’indépendance, nous avons créé le kib­boutz Harel sur la route entre Tel-Aviv et Jéru­sa­lem, près de Latroun. Cette route s’appelait Derech Bur­ma (la route de Bir­ma­nie), en réfé­rence au conflit avec les Bri­tan­niques pen­dant la Seconde Guerre mon­diale. Le kib­boutz a été fon­dé par des membres du Harel Pal­mach, un groupe mili­taire sio­niste, lié à la gauche israé­lienne dont fai­sait par­tie Yitz­hak Rabin. Cette période de ma vie a été celle où j’ai été le plus heu­reux. Au kib­boutz, c’était un socia­lisme total, nous avions une vie incroyable, où toutes les déci­sions étaient prises à la majorité.

 

Et vous êtes deve­nu natu­rel­le­ment un artiste…

Dani Karavan/ Quand j’étais membre du kib­boutz, j’ai com­men­cé mon che­min artis­tique avec des petits pro­jets comme la pein­ture, des déco­ra­tions pour la salle à man­ger com­mune, le décor pour la fête des 5 ans du kib­boutz. En même temps, j’ai tra­vaillé comme illus­tra­teur d’un heb­do­ma­daire de jeu­nesse et quand j’avais un peu de temps, j’ai peint les pay­sages autour du kib­boutz. J’ai connu ma femme, Hava, au kib­boutz. Elle venait de Pologne et avait pas­sé la période de la Seconde Guerre mon­diale en Europe. Peu après notre mariage, notre kib­boutz a été dis­sous pour des rai­sons poli­tiques. Je vou­lais faire de l’art public, dans des lieux publics et pas pour des per­sonnes pri­vées et des galeries.

J’ai déci­dé d’aller étu­dier les fresques en Ita­lie. Faute d’argent, je suis par­ti seul à Flo­rence en 1956. J’y ai pas­sé un an. J’habitais en face de la mai­son de Michel Ange, au 65 via Ghi­bel­li­na. Chaque jour, j’écrivais une lettre à Hava et je guet­tais le fac­teur par la fenêtre pour voir s’il y avait une lettre d’elle. J’ai sui­vi des cours de fresques et de des­sins de nu. C’était une période très impor­tante pour moi. J’ai pu aus­si faire de la gra­vure. Quand je suis retour­né en Israël, j’ai com­men­cé à faire des décors de théâtre. Mon pre­mier tra­vail a eu une très bonne presse. Puis une com­pa­gnie yémé­nite de danse m’a pro­po­sé de faire le décor d’un très joli spec­tacle, Le livre de Ruth. La cho­ré­graphe amé­ri­caine Mar­tha Gra­ham (1894–1991) visi­tait alors Israël et elle est venue à la pre­mière. Elle a beau­coup aimé mon décor et m’a invi­té à venir en réa­li­ser un pour elle à New York. C’était incroyable. J’étais pour la pre­mière fois à New York. J’habitais dans la mai­son d’un ami. Je garde un sou­ve­nir très fort d’un dimanche, au petit matin, je me pro­me­nais, toutes les rues étaient vides, j’étais au milieu des gratte-ciel et je me suis mis à chanter.

 

Et vous vous êtes tour­né vers la sculpture…

Dani Karavan/ Je ne me des­ti­nais pas à être peintre, je vou­lais être sculp­teur. Au début des années 1960, j’ai reçu une com­mande publique pour faire un bas-relief sur un mur de 16 m de long, à l’Institut Weiz­mann des sciences, à Reho­vot, près de Tel-Aviv, puis l’architecte Yaa­cov Rech­ter (1924–2001) m’a deman­dé de créer des bas-reliefs pour le palais de jus­tice de Tel-Aviv. Comme c’était du site-spe­ci­fic (même si ce terme n’existait pas encore à l’époque), de la créa­tion in situ, les bas-reliefs devaient être cou­lés en même temps que le béton de la construc­tion ; j’étais obli­gé d’être très ponc­tuel, mes moules devaient être prêts avant le cou­lage, car le béton ne peut pas attendre. Puis Yaa­cov Rech­ter m’a deman­dé de réa­li­ser la cour du palais de jus­tice et j’ai choi­si un béton blanc alors que l’architecture était en béton gris et brut. Ce fut ma pre­mière œuvre envi­ron­ne­men­tale et ça a été un grand succès.

À la suite de cette réus­site, Micha Peri (1923–1998), qui était l’ingénieur du palais de jus­tice, m’a pro­po­sé de construire un monu­ment dans le désert, à la mémoire des membres de la bri­gade du Néguev, tués pen­dant la guerre de 1948. J’avais à peine 32 ans et je ne sais pas com­ment j’ai fait. Ce monu­ment a ren­con­tré un très grand suc­cès, même s’il a été aus­si cri­ti­qué : pour cer­tains cri­tiques d’art, une sculp­ture com­po­sée de plu­sieurs élé­ments n’était pas de la sculp­ture ; ce n’était pas non plus de l’architecture, puisqu’on ne pou­vait pas l’habiter. Cela échap­pait à leur vision. Pour­tant, très vite, ce monu­ment du Néguev a fait l’objet d’une publi­ca­tion aux États-Unis, puis dans L’Architecture d’aujourd’hui, à Paris, et dans l’Archi­tet­tu­ra, de Bru­no Zevi, en Italie.

 

Com­ment avez-vous procédé ?

Dani Karavan/ Je ne suis pas par­ti d ’un concept ou d ’une idée que j’avais en tête et que je vou­lais ins­tal­ler sur le site. Ce n’est jamais comme cela que je tra­vaille. Je pars du lieu. Au début, le monu­ment devait être construit dans un autre endroit, qui était plat. J’ai com­men­cé par faire des maquettes du monu­ment. Ce pre­mier pro­jet était très dif­fé­rent. J’étais un peu influen­cé par la sculp­ture de Gia­co­met­ti. Fina­le­ment, comme ce n’était pas pos­sible de construire sur ce pre­mier empla­ce­ment, nous en avons cher­ché un autre et j’ai trou­vé cette petite col­line qui domi­nait le désert et la ville de Beer-She­va. Quand j’ai com­men­cé à faire des nou­velles maquettes pour ce nou­vel endroit, le com­man­di­taire ne com­pre­nait pas leur inté­rêt. Il fal­lait que je lui explique que mon pre­mier pro­jet n’était pas appro­prié pour le nou­vel empla­ce­ment. Aujourd’hui, le site-spe­ci­fic est très à l a mode et il est évident qu’un pro­jet est fait pour un lieu spécifique.

Puis en 1976, j’ai repré­sen­té Israël à la Bien­nale de Venise. J’ai réa­li­sé une ins­tal­la­tion en béton blanc, inti­tu­lée Envi­ron­ne­ment pour la Paix, aux formes géo­mé­triques et mini­ma­listes. Les visi­teurs étaient invi­tés à mar­cher pieds nus sur cette ins­tal­la­tion. Pour l’entrée de la Bien­nale, j’ai créé une sculp­ture en béton blanc que j’ai posée au sol. Je me sou­viens que dans le pavillon alle­mand, l’artiste Joseph Beuys (1921–1986) pro­po­sait une ins­tal­la­tion sur le sujet de la des­truc­tion. Nos œuvres étaient en totale oppo­si­tion. À cette occa­sion, j’ai fait la connais­sance de Pierre Res­ta­ny (1930–2003), cri­tique d’art et com­mis­saire du Pavillon fran­çais, qui avait beau­coup tra­vaillé avec Yves Klein. Il a été fas­ci­né par mon tra­vail qu’il découvrait.
Nous sommes deve­nus très proches, il m’a accom­pa­gné, il a écrit sur mon tra­vail, il était deve­nu un frère. À son décès, Paris a chan­gé com­plè­te­ment pour moi.

C’est le lieu qui crée mon travail

 

Quand vous faites un bas-relief ou un monu­ment dans le désert, vous cher­chez un sens, une signification ?

Dani Karavan/ Je pars tou­jours d’un lieu, d’un dia­logue avec ce lieu, j’essaie de com­prendre ce qu’il demande, c’est le lieu qui crée mon tra­vail. Par exemple, pour le mémo­rial de Wal­ter Ben­ja­min, à Port­bou, j’ai ima­gi­né, au départ, un tun­nel en béton blanc, un maté­riau que j’utilise beau­coup dans mes œuvres. Mais j’ai sen­ti que ça ne mar­chait pas. Le lieu m’a dit non. Je me suis ren­du compte qu’il y avait beau­coup de rouille sur les pierres à côté et je suis allé vers le métal, j’ai choi­si le Cor­ten pour réa­li­ser le tun­nel qui des­cend vers la mer.
Avant d’en arri­ver là, je suis allé plu­sieurs fois sur le site pour com­prendre. Wal­ter Ben­ja­min a pro­ba­ble­ment été enter­ré dans une fosse com­mune à côté du cime­tière. J’ai regar­dé tout autour et un jour j’ai vu un tour­billon dans la mer en contre­bas, j’ai com­pris que c’était l’endroit où devait être construit le mémo­rial. La nature raconte la tra­gé­die de cet homme. Seule­ment, il fal­lait déci­der com­ment cadrer le tour­billon et com­ment des­cendre du cime­tière vers la mer.
Le pro­jet est né comme ça. C’est deve­nu un lieu que des gens du monde entier viennent voir.

 

Pas­sages, sculp­ture hom­mage à Wal­ter Ben­ja­min (1990–1994), Port­bou, Espagne © Jaume Blassi

 

C’est une expé­rience forte pour le visiteur.

Dani Karavan/ Je n’en étais pas conscient en le conce­vant, mais je reçois beau­coup d’échos de gens qui visitent le site. J’ai eu beau­coup de chance car je n’ai jamais cher­ché un pro­jet, je ne peux pas puisque c’est le lieu qui me guide et, qu’en géné­ral, un lieu appar­tient à quelqu’un. Je ne peux pas lui deman­der d’y faire une œuvre.
Après la Bien­nale de Venise, j’ai été invi­té à la docu­men­ta de Kas­sel, qui était le pan­théon de l’Art moderne. Ça m’a ouvert beau­coup de portes et j’ai com­men­cé à rece­voir des com­mandes impor­tantes. J’ai été invi­té à faire une grande expo­si­tion per­son­nelle au Fort du Bel­vé­dère, à Flo­rence. L’architecte Peter Bus­mann m’a pro­po­sé de créer une sculp­ture monu­men­tale pour la place du musée Lud­wig d’Art contem­po­rain à Cologne.

Et j’ai été invi­té à Cer­gy-Pon­toise pour créer l’Axe majeur, sur près de 3 km, entre le quar­tier Saint-Chris­tophe et une île arti­fi­cielle sur l’Oise. La pro­po­si­tion était tel­le­ment extra­or­di­naire que je n’y croyais pas. J’ai insis­té pour ren­con­trer les gens sur place, je vou­lais être sûr que c’était vrai. C’était l’idée de deux archi­tectes-urba­nistes de la ville, Michel Jaouën et Ber­trand War­nier. Quand tout a été confir­mé, j’ai pu com­men­cer à tra­vailler avec l’Établissement public d’aménagement (EPA) en 1980. Le nou­veau direc­teur de l’EPA a chan­gé en 1981. Il n’était pas très favo­rable au pro­jet mais j’ai été sou­te­nu par Monique Faux, une femme extra­or­di­naire qui était conseillère artis­tique au minis­tère de la Culture et au Secré­ta­riat géné­ral des villes nou­velles. S’il y a de l’art public dans les villes nou­velles, c’est grâce à elle. L’Axe majeur lui avait fait une grande impres­sion. J’ai aus­si eu la chance que Joseph Bel­mont (1928–2008), le direc­teur de l’architecture au minis­tère de l’Équipement, devienne un par­ti­san de l’Axe majeur. Il disait n’avoir jamais ren­con­tré d’artiste atta­ché à une telle monu­men­ta­li­té. Je lui ai expli­qué que ce n’était pas un par­ti pris, que je révé­lais des choses qui fai­saient déjà par­tie des lieux. À Cer­gy, ce n’était pas pos­sible de conce­voir autre chose que du monu­men­tal, mais il fal­lait gar­der l’échelle humaine. Quand je fais une maquette, je mets tou­jours un homme à la même échelle.

 

© Chris­tian Souffron/CACP

 

Il y a deux choses fon­da­men­tales : inté­grer dans la nature et res­ter à l ’échelle humaine.
Le pro­jet se déve­lop­pait très bien, il est deve­nu le sym­bole de la ville en fédé­rant les citoyens de la ville et des quar­tiers. Les habi­tants se sont appro­prié l’Axe majeur. Mais, presque qua­rante ans depuis sa genèse, l’Axe n’est tou­jours pas ache­vé, la pas­se­relle n’arrive pas jusqu’à l’île, et l’île qui devait accueillir un obser­va­toire astro­no­mique est aujourd’hui enva­hie par la végé­ta­tion. Ce devait être une sculp­ture, pas un jar­din. La forme archi­tec­tu­rale est très impor­tante. Cette expé­rience est très pénible pour moi.
On fête­ra les 50 ans de Cer­gy au prin­temps 2019 et on repar­le­ra de l’Axe. Sur place, il y a beau­coup d’amis de l’Axe majeur, des habi­tants qui veulent pro­té­ger le pro­jet artis­tique, avec une asso­cia­tion qui défend cette réalisation.
Je rêve de pou­voir finir cette œuvre.
Par ailleurs, c’est grâce à l’Axe majeur que j’ai com­men­cé à tra­vailler au Japon. Monique Faux a orga­ni­sé une grande expo­si­tion au Japon sur le sujet de l’art public et m’a invi­té à par­ti­ci­per à cette expo­si­tion dans une dizaine de musées japo­nais. Pour les Japo­nais, l’art public avait jusque-là la forme d’une petite sculp­ture que l’on met­tait ici ou là, dans la ville. À la suite de cette expo­si­tion, j’ai reçu des com­mandes pour Sap­po­ro, au nord, et pour Murou, au sud, près de Nara, des pro­jets impor­tants que j’ai dédiés à Isa­mu Nogu­chi, l’un des pion­niers de l’art public, qui avait lui aus­si réa­li­sé des décors pour Mar­tha Graham.

 

Monu­ment du Néguev (1963–1968), sculp­ture envi­ron­ne­men­tale, Beer-She­va, Israël © David Rubinger

 

Vous vous défi­nis­sez comme un sculp­teur mais pour voir vos sculp­tures, il faut se dépla­cer, mar­cher, mon­ter, des­cendre, arpenter…

Dani Karavan/ Je suis un sculp­teur. Je pense que le pay­sage fait par­tie de la sculp­ture. Pour moi, Le Nôtre est un grand sculp­teur. À par­tir du moment où vous inter­ve­nez dans la nature, où vous plan­tez un arbre, de la végé­ta­tion, vous faites d’une cer­taine façon de la sculp­ture. Donc, il faut mar­cher. Quand vous allez dans un musée, c’est la même chose, il faut faire beau­coup de kilo­mètres à pied pour voir les œuvres. Quand on veut voir de l’art, les pieds souffrent. C’est la même chose pour mon tra­vail. Le décou­vrir néces­site tou­jours de faire un che­min. C’est indis­pen­sable pour cadrer la vue, qui est quelque chose de très impor­tant pour moi. Quand vous arri­vez à cadrer la vue, les visi­teurs se concentrent et ils trouvent tou­jours quelque chose de nou­veau à découvrir.
Quelques jours après l’inauguration du monu­ment de Néguev, j’ai reçu un appel télé­pho­nique d’un des membres de la com­mis­sion qui a été com­plè­te­ment scan­da­li­sé que les gens montent et marchent sur ma sculp­ture. Il a fal­lu que je le calme et que je lui dise que c’était mon intention.

 

Mémo­rial aux Sin­ti et aux Roms assas­si­nés (2000–2012), Ber­lin, Alle­magne © Mar­ko Priske

 

Beau­coup de vos œuvres sont mar­quées par la ques­tion de la mémoire et celle des droits de l’Homme. C’est le cas du Mémo­rial des Sin­ti et des Roms à Berlin.

Dani Karavan/ La paix et les droits de l’Homme sont des valeurs qui sont ancrées dans mes plus pro­fondes convic­tions et qui sont à la base de ma créa­tion. Par ailleurs, je pense que le lien que mes œuvres créent avec un site et sa mémoire invite à la com­mande de tels projets.

Dans le cas du Mémo­rial des Sin­ti et des Roms à Ber­lin, comme ailleurs, c’était le lieu qui a com­man­dé. D’un côté du site, il y a le Reichs­tag et, de l’autre, la porte de Bran­de­bourg. Beau­coup de monde passe par cette par­tie du parc du Tier­gar­ten. Je vou­lais conce­voir quelque chose de modeste pour les Roms et les Sin­ti, qui fasse res­sen­tir leur souf­france. Je devais pro­té­ger ce mémo­rial. Comme je ne vou­lais pas ins­tal­ler une grille de pro­tec­tion, qui aurait été ter­rible, j’ai fait le choix de l’eau, c’est elle qui arrête le visi­teur et pro­tège le tri­angle pla­cé au milieu du bas­sin. Ce tri­angle sym­bo­lise la dépor­ta­tion des Roms : tout comme les juifs étaient obli­gés de por­ter l’étoile jaune, les Roms devaient por­ter des tri­angles bruns ou noirs. J’ai choi­si d’utiliser le gra­nit gris pour le tri­angle, et j’ai posé une fleur sau­vage des­sus. Chaque jour, à 13 heures, le tri­angle des­cend sous l’eau et remonte avec une nou­velle fleur de cou­leur dif­fé­rente, On m’a dit : « Ce ne sera pas fait tous les jours. » C’est pour­tant ce qui se passe.

Depuis ma tombe, je conti­nue­rai à créer dans ce sens,
croyez-moi

J ’ai eu la chance qu’en 1965 l’architecte qui s’occupait de l’aménagement inté­rieur de la Knes­set (le Par­le­ment israé­lien), Dora Gad, m’invite à conce­voir le mur de la grande salle des débats. Le bas-relief Prière pour la Paix de Jéru­sa­lem a été conçu dans l’esprit de la fon­da­tion de l’État d’Israël. Aujourd’hui, tout s’oppose aux sym­boles ins­crits sur ce mur. Nous avons un gou­ver­ne­ment qui occupe le ter­ri­toire d’un autre peuple, qui nie la langue de ce peuple, qui la met plus bas que l’hébreu. Cette poli­tique est à l’opposé de la tra­di­tion juive qui est de pro­té­ger les minorités.

J’utilise mon œuvre pour rap­pe­ler aux dépu­tés qu’ils tra­vaillent devant un mur qui repré­sente la paix et les droits de l’Homme et où les deux écri­tures, hébreu et arabe, ont la même taille. Les pierres que j’ai uti­li­sées pro­viennent de la car­rière d’un vil­lage arabe, Dir el Assad. Ce ne sont pas les pierres d’une colo­nie d’où je ne veux rien prendre. Depuis ma tombe, je conti­nue­rai à créer dans ce sens, croyez-moi.

 

Vous avez récem­ment expo­sé des sculp­tures de petite taille à la gale­rie Jeanne Bucher.
Que repré­sente cette évo­lu­tion de votre travail ?

Dani Karavan/ Au cours des der­nières années, comme je n’avais pas de grand pro­jet, j’ai com­men­cé à tra­vailler sur des objets qui sont liés à la mémoire de la terre. J’ai la grande chance de tra­vailler avec Véro­nique Jae­ger, une gale­riste qui aime l’art et l’artiste, quelqu’un d’exceptionnel qui m’a sou­te­nu et encou­ra­gé à explo­rer ce thème.
Le cri­tique d’art Amnon Bar­zel a dit que mon tra­vail repo­sait sur les maté­riaux de la nature et la mémoire. Les maté­riaux de la nature, ce sont l’eau, la lumière, le vent, le sable. Dans l’exposition « Ada­ma » à Paris, j’ai pré­sen­té des sculp­tures construites en béton de terre. Ce maté­riau est en rela­tion avec les mai­sons pales­ti­niennes en terre.
En hébreu, ada­ma signi­fie « terre », dans ce mot il y a aus­si « Adam », l’être humain qui est né de la terre et qui revient à la terre. Il y a aus­si dam, qui en hébreu signi­fie « sang », le maté­riel de notre vie.

 

Quelles sont vos villes préférées ?

Dani Karavan/ J’ai trois filles, et je ne peux pas dire que j’en aime une plus que les autres. Eh bien, je n’aime pas qu’une ville.

J’aime tel­le­ment Tel-Aviv, c’est une par­tie de moi-même. J’ai vécu tous les chan­ge­ments de la ville, par exemple la place Rabin, autre­fois appe­lée place des Rois d’Israël, était aupa­ra­vant une mare éco­lo­gique, une réserve de bio­di­ver­si­té, bor­dée d’habitations qui ont disparu…

La deuxième ville que j’aime, c’est Flo­rence. Avant d’y aller, je pen­sais que l’art visuel ne me tou­chait pas autant que la musique ou la poé­sie. Devant les œuvres peintes de Bot­ti­cel­li, Giot­to, Cima­bue et Pie­ro Del­la Fran­ces­ca, j’ai été pro­fon­dé­ment ému. L’architecture aus­si est extra­or­di­naire et il y a des sculp­tures dans la rue comme la copie du David de Michel Ange ou d’autres de Dona­tel­lo. La troi­sième, c’est Paris. C’est une très belle ville, comme son archi­tec­ture, ce n’est pas une ville de tours comme ce qu’est deve­nue Tel-Aviv, sans pro­por­tions. San Gimi­gna­no, en Tos­cane, a aus­si des tours mais elles des­sinent une composition.

À Paris, il y a une ligne des toits, même quand il y a des tours, il reste une uni­té et la Seine ajoute beau­coup à la beau­té. J’ai une sculp­ture à Paris, au siège de l’Unesco.
Elle s’appelle le Square de la tolé­rance. Peu de temps avant son inau­gu­ra­tion, Yitz­hak Rabin a été assas­si­né. J’ai deman­dé à son épouse de pou­voir dédier cette œuvre à son mari. Je suis heu­reux que cette sculp­ture soit à Paris.

Emma­nuelle Lebrun et Jean-Michel Mestres

 

Pho­to de Dani Kara­van © Stu­dio Karavan

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Depuis 1932, Urba­nisme est le creu­set d’une réflexion per­ma­nente et de dis­cus­sions fécondes sur les enjeux sociaux, cultu­rels, ter­ri­to­riaux de la pro­duc­tion urbaine. La revue a tra­ver­sé les époques en réaf­fir­mant constam­ment l’originalité de sa ligne édi­to­riale et la qua­li­té de ses conte­nus, par le dia­logue entre cher­cheurs, opé­ra­teurs et déci­deurs, avec des regards pluriels.


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