« Il est important que le symbole fasse force »

Rodolphe Casso31 juillet 20237min1
En travaillant chacun de leur côté sur le Grand Paris Express, Pauline Marchetti et Ruedi Baur ont identifié des insuffisances et des angles morts sur les questions de représentation et de signalisation. Un constat commun qui les a décidés de lancer ensemble une recherche avec l’École nationale supérieure des arts décoratifs (Ensad) intitulée « Design orienté ».

 

Quelle est la genèse du pro­jet de recherche « Desi­gn orienté » ?

Rue­di Baur : Pau­line et moi avons été tous deux confrontés à la ques­tion du Grand Paris. Ayant de mon côté pour mis­sion l’information des voya­geurs des nou­velles lignes de métro 15, 16, 17 et 18, j’ai iden­ti­fié une sorte d’intouchable : la représentation car­to­gra­phique. Nous avons à Paris un réseau très dense et les car­to­gra­phies d’Ile-de-France Mobilités (IDFM) ne sont, mal­heu­reu­se­ment, guère lisibles. Pour­tant, les nou­velles lignes du Grand Paris Express, et notam­ment la 15, sont emblématiques. Cette dernière tourne, par exemple, autour de Paris et ras­semble la plu­part des lignes radiales. Notre pro­po­si­tion, qui a été refusée, était de représenter la ligne 15 comme un cercle reliant les autres lignes en rayons.

L’ensemble deve­nait, par cette syn­taxe, intel­li­gible et l’image du Grand Paris pou­vait se construire autour de ce sym­bole. Cela résumait la caractéristique du nou­veau réseau. Mais le cercle fut refusé par IDFM, car il met­tait en valeur une ligne et pou­vait être, selon eux, interprété comme une barrière, à la manière du périphérique. Nous res­te­rons donc confrontés à une représentation du Grand Paris « confu­sante ». Faute de pou­voir réaliser notre idée, nous avons décidé de lan­cer une recherche avec l’École natio­nale supérieure des arts décoratifs (Ensad), où nous ensei­gnons tous les deux, et le sou­tien du ministère de la Culture, pour tra­vailler cette ques­tion de manière plus fon­da­men­tale, à tra­vers l’histoire de la car­to­gra­phie des trans­ports et, par com­pa­rai­son, avec les représentations d’autres villes du monde.

Pau­line Mar­chet­ti : Je reviens un peu en arrière : l’agence Fer­rier Mar­chet­ti Stu­dio a gagné l’appel d’offres inter­na­tio­nal lancé par la Société du Grand Paris (SGP) en 2012, en met­tant en avant notre labo de recherche Sen­sual City. Nous nous sommes vu confier la mis­sion de conseil en archi­tec­ture, desi­gn et inser­tion de la signalétique. Nous avons répondu de manière radi­cale et pros­pec­tive, la ques­tion des mobilités devant dépasser celle de l’infrastructure: il s’agissait, avant tout, de conce­voir un pro­jet urbain, trans­for­ma­teur des temporalités et de l’image men­tale du Grand Paris. L’appropriation par les habi­tants du réseau et des gares du Grand Paris Express doit métamorphoser la métropole concen­trique en une ville archipel.

Avec Jacques Fer­rier, nous nous sommes alors concentrés sur l’expérience du voya­geur, en tenant compte des sen­sa­tions et des émotions. Le pro­jet de « la gare sen­suelle » est en conti­nuité des recherches que nous menons depuis 2008 sur la ville de l’après‑modernité, une ville où la place des corps est déterminante, en oppo­si­tion avec la digi­ta­li­sa­tion du monde. Avec une équipe plu­ri­dis­ci­pli­naire, nous avons rédigé des chartes trans­ver­sales, pour que chaque gare ait une iden­tité com­mune, qui ne soit pas liée à un quel­conque for­ma­lisme, mais à la qua­lité de l’expérience et des ambiances. Nous avons affirmé qu’on ne pou­vait pas tra­vailler sur un sujet pareil sans impli­quer les artistes et les desi­gners. Pen­dant dix ans, au sein d’un groupe créatif ouvert à toutes les pistes de réflexion, ce pro­jet a été une occa­sion inédite, fan­tas­tique, de tra­vailler sur le vécu métropolitain.

R. B. : Pour notre part, nous avons rem­porté le concours de la signalétique et de l’information des voya­geurs du Grand Paris Express. Un pro­jet com­plexe dont le des­sein indi­rect consis­tait à gagner en intel­li­gi­bi­lité sur cet énorme ter­ri­toire extérieur au Paris intra-muros. Un chan­ge­ment de périmètre, un peu comme lorsque l’on a gagné sur les Grands Bou­le­vards au xixe siècle, pour consti­tuer un tout urbain cohérent, dans lequel on pou­vait s’orienter et faci­le­ment se déplacer. Notre mis­sion rele­vait au départ de cette trans­for­ma­tion urbaine via les trans­ports publics et leur représentation. Elle a per­du en impor­tance au contact de IDFM, qui aborde la signalétique via une approche beau­coup plus « brandée » et traditionnelle.

Notre recherche, au contraire, prend en compte la tech­no­lo­gie dis­po­nible aujourd’hui. Elle per­met de ne pas oppo­ser la repro- duc­tion car­to­gra­phique d’une réalité et sa schématisation – il est pos­sible via les médias digi­taux de pas­ser de l’une à l’autre –, et donc de culti­ver des expres­sions géographiques représentées beau­coup plus sen­si­ble­ment. C’est là que notre équipe de cher­cheurs a essayé de dépasser l’abstraction moder­niste, pour s’inspirer des car­to­gra­phies anciennes qui avaient cette capa­cité de lisi­bi­lité de l’urbain que l’on a depuis per­due avec nos abs­trac­tions schématiques. Il nous est également pos­sible de pas­ser de la vision en pers­pec­tive à 360°, incor­po­rant des données en temps réel, à un plan détaillé, puis à un schéma concep­tuel ren­dant intel­li­gible l’ensemble.

Quand a démarré la recherche ?

R. B. : Il y a quatre ans, et elle a été développée par trois étudiants-chercheurs – Maxime Leleux, Joséphine Rigon-Vaer­man et Alexis Gun­kel –, qui sont rapi­de­ment deve­nus des pro­fes­sion­nels. Nous en sommes qua­si­ment à son abou­tis­se­ment et fina­li­sons une impor­tante édition. La recherche pose la ques­tion : « Com­ment les cartes de trans­port en com­mun des­sinent-elles l’espace public ? » Est-ce fina­le­ment l’espace public qui redes­sine le réseau des trans­ports ou le contraire ? C’est un peu le para­doxe de la poule et de l’œuf…

R. B. : Ce qui est sûr, c’est qu’en tra­vaillant la car­to­gra­phie, en ana­ly­sant ces par­cours et en essayant de les représenter, on en décèle les caractéristiques logiques et par­fois illo­giques : ici, des super­po­si­tions de réseaux ; là, des déserts…

P. M. : La car­to­gra­phie, même ancienne, révèle les couches spa­tiales, mais également tem­po­raires ; elle fait émerger les inco- hérences dont parle Rue­di de façon fac­tuelle. La représentation de ces données per­met de faire apparaître des problématiques sans forcément poin­ter un res­pon­sable. C’est un effi­cace outil de médiation. Quant au para­doxe de la poule et de l’œuf, cela sort presque de nos compétences. La ques­tion de l’aménagement du ter­ri­toire fait des mobilités un enjeu majeur, alors que la ques­tion qu’on ne pose jamais, c’est celle de l’immobilité. Elle en est pour­tant le contre­point essentiel.

Ce qui ren­voie à la notion de « ville du quart d’heure »…

P. M. : Oui, sauf que la « ville du quart d’heure », qui est un concept intéressant, ne concerne qu’une par­tie du ter­ri­toire accessible…

 

Lire la suite de cet article dans le n°432 

Pro­pos recueillis par Rodolphe Casso

Abs­trac­tion chro­no­lo­gique de la car­to­gra­phie de la Seine, de 1920 à 2020, extrait de Le Desi­gn orienté (tra­vail en cours). © D. R.

 

Un commentaire

  • Antonio

    10 août 2023 à 22h57

    Le Stif (ex Idfm) était déjà dans une stra­té­gie de reprise en main du desi­gn car­to­gra­phique de son réseau de trans­port à la fin des années 2000. L’i­dée de bran­ding était aus­si mar­quée par la volon­té de rup­ture avec la marque RATP et sa forte iden­ti­té gra­phique por­tée par Yo Kami­na­gai. Avec le Grand Paris on reste dans cette continuité.

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