En travaillant chacun de leur côté sur le Grand Paris Express, Pauline Marchetti et Ruedi Baur ont identifié des insuffisances et des angles morts sur les questions de représentation et de signalisation. Un constat commun qui les a décidés de lancer ensemble une recherche avec l’École nationale supérieure des arts décoratifs (Ensad) intitulée « Design orienté ».
Quelle est la genèse du projet de recherche « Design orienté » ?
Ruedi Baur : Pauline et moi avons été tous deux confrontés à la question du Grand Paris. Ayant de mon côté pour mission l’information des voyageurs des nouvelles lignes de métro 15, 16, 17 et 18, j’ai identifié une sorte d’intouchable : la représentation cartographique. Nous avons à Paris un réseau très dense et les cartographies d’Ile-de-France Mobilités (IDFM) ne sont, malheureusement, guère lisibles. Pourtant, les nouvelles lignes du Grand Paris Express, et notamment la 15, sont emblématiques. Cette dernière tourne, par exemple, autour de Paris et rassemble la plupart des lignes radiales. Notre proposition, qui a été refusée, était de représenter la ligne 15 comme un cercle reliant les autres lignes en rayons.
L’ensemble devenait, par cette syntaxe, intelligible et l’image du Grand Paris pouvait se construire autour de ce symbole. Cela résumait la caractéristique du nouveau réseau. Mais le cercle fut refusé par IDFM, car il mettait en valeur une ligne et pouvait être, selon eux, interprété comme une barrière, à la manière du périphérique. Nous resterons donc confrontés à une représentation du Grand Paris « confusante ». Faute de pouvoir réaliser notre idée, nous avons décidé de lancer une recherche avec l’École nationale supérieure des arts décoratifs (Ensad), où nous enseignons tous les deux, et le soutien du ministère de la Culture, pour travailler cette question de manière plus fondamentale, à travers l’histoire de la cartographie des transports et, par comparaison, avec les représentations d’autres villes du monde.
Pauline Marchetti : Je reviens un peu en arrière : l’agence Ferrier Marchetti Studio a gagné l’appel d’offres international lancé par la Société du Grand Paris (SGP) en 2012, en mettant en avant notre labo de recherche Sensual City. Nous nous sommes vu confier la mission de conseil en architecture, design et insertion de la signalétique. Nous avons répondu de manière radicale et prospective, la question des mobilités devant dépasser celle de l’infrastructure: il s’agissait, avant tout, de concevoir un projet urbain, transformateur des temporalités et de l’image mentale du Grand Paris. L’appropriation par les habitants du réseau et des gares du Grand Paris Express doit métamorphoser la métropole concentrique en une ville archipel.
Avec Jacques Ferrier, nous nous sommes alors concentrés sur l’expérience du voyageur, en tenant compte des sensations et des émotions. Le projet de « la gare sensuelle » est en continuité des recherches que nous menons depuis 2008 sur la ville de l’après‑modernité, une ville où la place des corps est déterminante, en opposition avec la digitalisation du monde. Avec une équipe pluridisciplinaire, nous avons rédigé des chartes transversales, pour que chaque gare ait une identité commune, qui ne soit pas liée à un quelconque formalisme, mais à la qualité de l’expérience et des ambiances. Nous avons affirmé qu’on ne pouvait pas travailler sur un sujet pareil sans impliquer les artistes et les designers. Pendant dix ans, au sein d’un groupe créatif ouvert à toutes les pistes de réflexion, ce projet a été une occasion inédite, fantastique, de travailler sur le vécu métropolitain.
R. B. : Pour notre part, nous avons remporté le concours de la signalétique et de l’information des voyageurs du Grand Paris Express. Un projet complexe dont le dessein indirect consistait à gagner en intelligibilité sur cet énorme territoire extérieur au Paris intra-muros. Un changement de périmètre, un peu comme lorsque l’on a gagné sur les Grands Boulevards au xixe siècle, pour constituer un tout urbain cohérent, dans lequel on pouvait s’orienter et facilement se déplacer. Notre mission relevait au départ de cette transformation urbaine via les transports publics et leur représentation. Elle a perdu en importance au contact de IDFM, qui aborde la signalétique via une approche beaucoup plus « brandée » et traditionnelle.
Notre recherche, au contraire, prend en compte la technologie disponible aujourd’hui. Elle permet de ne pas opposer la repro- duction cartographique d’une réalité et sa schématisation – il est possible via les médias digitaux de passer de l’une à l’autre –, et donc de cultiver des expressions géographiques représentées beaucoup plus sensiblement. C’est là que notre équipe de chercheurs a essayé de dépasser l’abstraction moderniste, pour s’inspirer des cartographies anciennes qui avaient cette capacité de lisibilité de l’urbain que l’on a depuis perdue avec nos abstractions schématiques. Il nous est également possible de passer de la vision en perspective à 360°, incorporant des données en temps réel, à un plan détaillé, puis à un schéma conceptuel rendant intelligible l’ensemble.
Quand a démarré la recherche ?
R. B. : Il y a quatre ans, et elle a été développée par trois étudiants-chercheurs – Maxime Leleux, Joséphine Rigon-Vaerman et Alexis Gunkel –, qui sont rapidement devenus des professionnels. Nous en sommes quasiment à son aboutissement et finalisons une importante édition. La recherche pose la question : « Comment les cartes de transport en commun dessinent-elles l’espace public ? » Est-ce finalement l’espace public qui redessine le réseau des transports ou le contraire ? C’est un peu le paradoxe de la poule et de l’œuf…
R. B. : Ce qui est sûr, c’est qu’en travaillant la cartographie, en analysant ces parcours et en essayant de les représenter, on en décèle les caractéristiques logiques et parfois illogiques : ici, des superpositions de réseaux ; là, des déserts…
P. M. : La cartographie, même ancienne, révèle les couches spatiales, mais également temporaires ; elle fait émerger les inco- hérences dont parle Ruedi de façon factuelle. La représentation de ces données permet de faire apparaître des problématiques sans forcément pointer un responsable. C’est un efficace outil de médiation. Quant au paradoxe de la poule et de l’œuf, cela sort presque de nos compétences. La question de l’aménagement du territoire fait des mobilités un enjeu majeur, alors que la question qu’on ne pose jamais, c’est celle de l’immobilité. Elle en est pourtant le contrepoint essentiel.
Ce qui renvoie à la notion de « ville du quart d’heure »…
P. M. : Oui, sauf que la « ville du quart d’heure », qui est un concept intéressant, ne concerne qu’une partie du territoire accessible…
Lire la suite de cet article dans le n°432
Propos recueillis par Rodolphe Casso
Abstraction chronologique de la cartographie de la Seine, de 1920 à 2020, extrait de Le Design orienté (travail en cours). © D. R.
Un commentaire
Antonio
10 août 2023 à 22h57
Le Stif (ex Idfm) était déjà dans une stratégie de reprise en main du design cartographique de son réseau de transport à la fin des années 2000. L’idée de branding était aussi marquée par la volonté de rupture avec la marque RATP et sa forte identité graphique portée par Yo Kaminagai. Avec le Grand Paris on reste dans cette continuité.