Qu’ils soient militants écologistes, habitants de quartiers populaires ou autochtones à l’autre bout du monde, de plus en plus de collectifs engagés s’emparent de la cartographie pour diffuser leurs messages et illustrer leurs combats.
L’expérience est à faire. Rendez-vous sur le site des Jeux olympiques et paralympiques de Paris 2024. De là, trouvez la carte des épreuves. On y voit, au centre, la forme blanche de la capitale, traversée d’une ligne bleue et entourée d’un fond vert. Au milieu, on reconnaît la tour Eiffel, sommairement dessinée, ainsi que le Grand Palais et la tour Montparnasse. À l’est, c’est Versailles, et au nord, le Stade de France. Dans les marges tout autour, des croquis d’athlètes en pleine action dynamisent la carte et suggèrent les épreuves à venir… Le résultat est convenu, mais efficace. Paris, ses emblèmes connus dans le monde entier et les différents sites : l’essentiel est là.
Maintenant, demandez à un militant anti-JO de dresser sa propre carte de l’évènement. Le résultat est tout autre. Saccage 2024 est un collectif qui dénonce les « saccages écologiques et sociaux » des Jeux olympiques et milite pour leur abolition pure et simple. Depuis quelques mois, les membres sont en train de réaliser leur propre cartographie. Ysé, qui a coordonné le projet jusqu’ici, déplie ses brouillons en grand format sur la table d’un café. On y voit, au centre, la Seine-Saint-Denis hypertrophiée qui écrase Paris. « Tahiti-sur-Seine », qui accueillera des épreuves de surf, est téléportée dans les boucles du fleuve. Quant à Marseille (épreuves de voile) ou même Lausanne (siège du Comité international olympique), elles sont presque collées au périphérique.
Deux salles, deux ambiances
La première carte, topographique, conserve les proportions des surfaces et indique la localisation des principaux évènements. La seconde, thématique, bouscule les codes traditionnels de la cartographie pour faire passer un message. « On s’est permis beaucoup de libertés pour intégrer des espaces qui, normalement, n’auraient pas dû être intégrés », explique le militant. Il détaille comment les standards cartographiques ont été volontairement mis à mal pour faire apparaître certains sujets. « Le non-respect des proportions est un choix symbolique, c’est pour dévaloriser la capitale. La quasi-totalité des aménagements lourds est dans le 93, c’est évident que ce sont les Jeux de Saint-Denis. »
Pour le géographe Philippe Rekacewicz : « Les cartes dites en anamorphose sont un des meilleurs exemples de ce que peut être l’approche critique ou radicale de la cartographie, c’est‑à-dire un découplage, une déconnexion avec le territoire […] C’est un système qui permet de mettre en valeur des phénomènes qui sont invisibles. » Auteur de deux livres sur la cartographie radicale avec l’historienne Nepthys Zwer, il raconte comment le terme de cartographie critique ou radicale est né dans les années 1970 aux États-Unis, avec les travaux de Gwendolyn Warren et William Bunge, de l’Institut de géographie de Detroit. Ils décrivent ainsi un courant profondément politique qui entend mettre le pouvoir des images au service de la transformation sociale.
Principalement mobilisé par des collectifs militants et activistes, on le retrouve aux quatre coins du monde. Leur dernier livre, Ceci n’est pas un atlas, paru aux éditions du Commun, présente vingt et un exemples de ces cartes radicales : sur la gestion des terres autochtones au Brésil, sur le sans-abrisme au Royaume-Uni, sur le harcèlement sexuel en Égypte, ou encore les routes migratoires sûres pour traverser la Méditerranée.
La carte la moins infidèle
« Notre acception de la carte est d’une grande naïveté, explique Nepthys Zwer au média Lundi matin. On imagine que c’est un objet scientifique, qui est neutre et figuratif de l’espace. Ce qui n’est jamais le cas. » La carte n’est pas le territoire, comme dirait l’expression. Prétendre qu’elle est fidèle à la réalité serait nier son utilisation politique et sociale.
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David Attié
Terminée la veille des municipales de 2020, la carte de la Beaujoire réalisée à l ’initiative d ’un collectif d ’habitants, en partenariat avec l ’association À la criée, représente « les qualités et les devenirs » du quartier nantais. © À la criée