À l’occasion de la parution de notre numéro consacré aux énergies, Maxime Vicens (EXP Architectes) signe un billet d’humeur dans lequel il dresse un parallèle caustique entre l’étalement urbain, aujourd’hui fortement décrié, et l’étalement numérique, qui se déploie sauvagement et en toute impunité dans nos existences.
Nous sommes fin 2022, je me réveille en sueur, submergé par les datas, comme on peut parfois se réveiller dans une flaque de vomi. Je compte les likes apposés sur chacune des photos, de la tonne de photos postée sur tous les réseaux sociaux qui puissent exister. Dans le même temps, je reçois dans ma boîte professionnelle de lourdes pièces jointes et des liens pour télécharger d’énormes fichiers. Je suis urbaniste, et je ponds de la data comme je respire, autant personnellement que professionnellement. Lorsque je reçois une alerte Apple qui m’indique que mon cloud est plein et qu’il faut l’augmenter, placide, je fais le parallèle avec mon placard d’entrée qui souffre du même mal. Et surtout, je ne me pose aucune question quand des data centers pleuvent sur mes projets urbains et qu’ils sont accueillis avec bienveillance et obséquiosité par les aménageurs et les politiques. Les data centers, ces non architectures, anti-urbaines, anti-environnement qui n’accueillent aucune activité humaine et qui consomment 1 kW d’électricité et recrachent 500 kW de chaleur fatale. Une indécente colique énergétique au service d’ineptes hôtels de nos virtualités égotiques.
Ce matin, j’ai perdu mon téléphone bordel !! Bizarrement, passé la petite angoisse plus existentielle que financière qui m’a étreint, j’ai ressenti in fine un apaisement assez profond, une jouissance désuète. Liée à l’ivresse d’être injoignable, introuvable, de n’être plus à la fenêtre de tout et rien à la fois, d’être simplement présent, ici et maintenant. Se sentir exclu de la virtualité m’a tout à coup apaisé, je me suis senti réintégré au monde. Le temps d’obtenir un rendez-vous à l’Apple Store Opéra sous trois jours bien sûr, parce que faut pas déconner non plus. Mais pendant ce laps de temps, j’ai tout de même pu caresser un paradis perdu, celui de l’enfance, un paradis insolent où l’une des clés du bonheur se répandait en permanence sur mes minutes : « vivre au présent ». Je crois que ce constat m’a mis très mal à l’aise. À cet instant, j’ai eu envie d’opposer ma présence au monde dans la maison de mon enfance, à mon absence au monde dans mon smartphone d’aujourd’hui.
Et je me suis demandé pourquoi l’étalement numérique (mon smartphone) n’avait pas eu ne serait-ce que le début d’un procès, alors que l’étalement urbain (ma maison) était dans le box des accusés depuis des lustres ? Je pose sincèrement la question ? L’homme, et moi le premier décide d’incriminer et de renoncer à l’un de ses habitats les plus immémoriaux (la maison individuelle), mais jamais il n’a encore pensé à incriminer et à renoncer à cette diabolique virtualité qui est pourtant devenue la plus grande source d’inassouvissement que le monde ait connu. Baudoin de Bodinat évoque ce point dans La vie sur Terre1 au sujet de la société de consommation en général : « Ils sentent qu’ils ne sont pas heureux, et ils espèrent toujours le devenir par les moyens mêmes qui les rendent misérables. » La virtualité étant l’étape ultime de cet incroyable projet digne d’un cartel de la drogue : les smartphones, les réseaux sociaux, le cloud, étant les nouveaux produits en vogue. Et tout cela dans une indécente débauche de consommation d’énergie qu’on interroge à peine du bout des lèvres, en évoquant la possibilité de récupérer la chaleur fatale dans le réseau de chaleur urbain, ou mieux dans des serres agricoles. Sans savoir que cette récupération ne changera rien au refroidissement que le data center devra fabriquer pour compenser la chaleur fatale et donc à son bilan énergétique (mais soulagera nos consciences un instant). Alors que dans le même temps, nos habitats n’osent plus se montrer, sauf s’ils sont passifs, biosourcés, décarbonés et surtout pas individuels… C’est ce qu’on appelle : « Deux poids deux mesures. »
Ce constat est troublant, car aucune logique sérieuse ne peut l’expliquer. Sauf à dire que le refuge principal de l’homme est vraiment devenu la virtualité, plus essentielle, plus indispensable, plus vitale que notre habitat historique. Et que ce refuge virtuel, pourtant vidé de l’essence même de ce qui définit le refuge, voire même à l’opposé de notions telles que « se sentir à l’abri, protégé, rassemblé », reste supérieur et nécessaire à la vie de l’homme nouveau que nous incarnons. Le seul habitat individuel encore tolérable est donc le smartphone.
L’étalement urbain a eu son procès lui, et même sa sentence : le ZAN2. Coupable ! Avec un peu de sursis et d’aménagement de peine, mais coupable. J’ai beau cherché un embryon de procès, je ne vois rien de tangible contre l’étalement numérique. Hormis quelques poètes du web illuminés, comme le fondateur de Low-tech Magazine, un site qui marche à l’énergie solaire et qui est hébergé chez son fondateur : Kris De Decker (et non dans un data center). Dans des articles tels que « Un site web à l’énergie solaire est-il soutenable ? » ou « Comment créer un site web basse technologie », on découvre même que tout cela est plutôt simple à faire fonctionner, et que par conséquent, l’étalement numérique n’est peut-être pas plus une fatalité que l’étalement urbain. On y découvre notamment que selon les dernières estimations, le réseau web tout entier représente 10 % de la consommation mondiale d’électricité et la quantité de données échangées double tous les deux ans. Quand on croise cette inflation avec son corollaire, la construction de milliers de mètres carrés de data centers, on comprend que « la dématérialisation des données » est un oxymore insoutenable et une imposture grossière.
Les pistes semblent assez simples pourtant : réduire la taille des contenus : photos, vidéos… (mais qui en voudrait ?) hébergement du site à son domicile ou à son siège social, alimentation par énergie renouvelable. Ou encore et c’est un des points les plus complexes : passer moins de temps en ligne… notamment parce que les énergies renouvelables interdisent,de fait, un site qui fonctionne 100 % du temps. D’après Kris De Decker, on tomberait minablement autour de 95 %… supporter qu’une coupure internet puisse être possible ?
On nous expliquera sans doute que le lobbying des GAFAs3 y est pour quelque chose et que tout ceci est vain et cousu de fil blanc, et je répondrais oui ou peut-être, ou quand bien même, car bizarrement ce n’est pas l’aspect le plus choquant de cette histoire que les vendeurs de soupe vendent de la soupe. Ce qui me choque le plus, c’est la résilience de tous les ayatollahs de l’environnement et de l’urbanisme, lorsqu’on leur annonce la mort de la maison individuelle la rendant responsable de tout en matière d’étalement urbain (une forme d’essentialisation qui en rappelle d’autres). Alors que j’imagine difficilement qu’une résilience équivalente ait pu éclore si on nous avait annoncé la mort de notre réseau social préféré, refuge de notre ego hypertrophié, vitrine de notre vie, de notre succès, miroir de notre noblesse et de notrevolonté indéfectible de consommer moins d’énergie, de décarboner la planète et de cultiver les petites fleurs de nos vertus en récoltant du like. Et ce qui me choque encore plus, c’est que je ne vais même pas pouvoir poster ce texte sur LinkedIn, et récolter les likes que je mérite. C.Q.F.D.
1/ La vie sur Terre : Réflexions sur le peu d’avenir que contient le temps où nous sommes, tomes 1 et 2, Baudoin de Bodinat, octobre 2008, Encyclopédie des Nuisances