Vivre ensemble n’a jamais semblé aussi difficile.
A la 42e Rencontre de la Fnau, la séance plénière du jeudi 2 décembre a permis de questionner les liens qui nous relient et les motifs qui nous séparent.
« Il fallait qu’on se voie », a lancé Patrice Vergriete en préambule. Le maire de Dunkerque s’est félicité d’accueillir la 42e Rencontre de la Fnau dans sa commune. « Le distanciel, ce n’est pas dans ma culture, et ce n’est pas dans l’ADN de Dunkerque. Le contact humain, c’est fondamental. » D’autant que « la crise sanitaire a mis à mal le lien social ». Il était temps, selon le président délégué de la Fnau, de remettre le vivre-ensemble au cœur des échanges et de la production urbaine.
Écrire l’histoire d’un territoire morcelé, « sans identité commune », et qui s’est développé à vitesse accélérée est un défi que Virginie Carolo-Lutrot entend relever en partenariat avec les citoyens. Maire de Port-Jérôme-sur-Seine depuis 2014, l’élue revient sur les enjeux inhérents à sa commune nouvelle, née en 2015. Une ville « construite de bric et de broc » pour absorber une croissance démographique importante (de 500 à 10 000 habitants en quelques décennies), dont la quasi-totalité du centre-ville a été rasée dans le cadre d’une opération urbaine menée par l’ancien maire, et où le développement industriel récent et l’histoire rurale du territoire jouent des coudes.
QU’EST-CE QUE LE LIEN SOCIAL ?
Pour Pierre-Yves Cusset, chargé de mission à France Stratégie, outre les relations personnelles et de solidarité sociale, le lien social recouvre aussi « un ensemble de normes, de règles, d’identité collective, un sentiment d’appartenance ». Si « les liens privés fonctionnent bien globalement », le lien public s’étiole, selon l’expert, qui alerte sur « la perte de civilité dans l’espace public ». Cet endroit où les rencontres sont non choisies, tandis que l’individu a pris l’habitude de décider de ses liens grâce aux technologies numériques développées ces dernières années.
Pour favoriser le lien social, Virginie Carolo-Lutrot et son équipe ont fait de la cohabitation un prérequis pour réinventer la ville désirable. La cohabitation se décline ainsi en trois volets : « Sur les espaces publics, dans un quartier ou dans l’immeuble, et chez soi », précise la vice-présidente de l’agence d’urbanisme du Havre (Aurh).
Pour déployer « une vision claire et partagée » et « en finir avec la construction d’immeubles et l’optimisation des espaces », l’élue a notamment fait appel aux jeunes architectes d’Europan.
Et puisque la fabrique urbaine ne peut se faire sans les habitants, ces derniers ont été impliqués en amont, afin de comprendre « comment ils voient la ville de demain ».
De quelle manière ils imaginent « la cohabitation avec le monde industriel, qui est à 150 mètres » ; leur degré d’acceptabilité en termes d’élévation ou de densité ; s’ils sont « prêts à retourner la ville » vers l’appareil industriel, en installant une passerelle pour traverser la route départementale qui mène au site pétrochimique, par exemple. L’équipe a travaillé « non pas sur des plans, mais sur une narration », en intégrant les projections citoyennes aux nouvelles réalités économiques, sociales, sanitaires…
L’autre « vrai enjeu », insiste Virginie Carolo-Lutrot, c’est le « manque de vivacité du monde associatif », lequel est pourtant indispensable à la préservation du lien social.
En Afrique, la question du lien social est tout aussi prégnante mais répond à des mécanismes très différents. Luc Gnacadja, architecte et ancien ministre de l’Environnement du Bénin, explique : « L’urbanisation, c’est comme un TGV qui va plus vite que tout, plus vite que la croissance économique, que les investissements publics en infrastructures et services urbains, plus vite que la planification urbaine. » Une décorrélation qui « accroît un certain nombre de disparités, accentue la fragmentation » et crée la « périphérie ». Un terme « qui renvoie, chez nous, à l’étalement, à l’occupation informelle de terrains agricoles », et où « les informalités », justement, « prévalent et font lien ». Un lien qu’il décrit comme étant « communautaire » – ici dénué de toute connotation –, incluant les attaches familiales, le vivre-ensemble et « les relations qui préexistent avant l’arrivée en ville ».
La jeunesse est un autre facteur clé du développement des villes africaines : « 60 % des citadins ont moins de 18 ans, et seulement un jeune sur six a un CDI », indique Luc Gnacadja. La question de l’emploi, de la formation et du lien social supposé est donc fondamentale dans l’organisation urbaine et publique. Or, « le chômage est lié aux dysfonctionnements économiques des villes : les emplois viennent à 90 % de l’économie informelle, mais la planification urbaine et les politiques publiques sont organisées sur la ville formelle, alors que ce qui prédomine, c’est bien la ville informelle ». L’enjeu est évident, selon l’architecte : intégrer « la vraie ville, celle qui est informelle » aux processus de décisions.
AU-DELÀ DU « LIEN DU BARBECUE »
« La première responsabilité d’un maire, c’est le vivre-ensemble, affirme Patrice Vergriete. Mais la fabrique du lien social a peut-être été négligée au profit de la politique du développement économique, de l’emploi… »
Pour le maire de Dunkerque, un élu doit encourager les habitants à se retrouver, autour d’une fête des voisins, sur l’espace public, dans le cadre d’un projet de quartier. Mais pas seulement. « Il faut aller plus loin que le lien social de proximité », ce qu’il nomme de façon caricaturale « le lien du barbecue ». Autrement dit, viser une « échelle plus large ». En politiques publiques, cela doit passer par « le récit, ce que l’on construit ensemble, par la fierté collective, le sentiment d’appartenance. Et aussi par la rencontre non choisie ». La ville de Dunkerque alloue une partie des subventions aux sports de haut niveau. « Pourquoi suis-je content que notre équipe de foot joue en Ligue 2 ? Parce que les gens se rencontrent lors d’évènements, en parlent dans les bistrots. Pourquoi le bus gratuit ? Pour favoriser le lien social, en plus de son intérêt environnemental et économique. Et pourquoi encore consacrer la moitié du temps de la dernière conférence des maires de la communauté à l’organisation du carnaval ? Parce que, pour nous, le carnaval est un élément essentiel du vivre-ensemble. »
« La notion de fierté collective est très importante », confirme Pierre-Yves Cusset. Et parce qu’il est plus facile de s’approprier l’identité d’une ville que celle d’une nation, « les élus ont une carte à jouer, et ils la jouent ». L’une des solutions pour recréer du lien dans l’espace public pourrait être, selon lui, la création de « garants du respect des règles de civilité ». Dans la mesure où « il y a une disproportion entre le fait que les incivilités ne semblent pas très graves en elles-mêmes, mais qu’elles produisent des effets très importants » sur le vivre-ensemble.
En Afrique, les pouvoirs publics n’arrivent pas à « suivre le rythme de l’urbanisation », ce qui génère des « problèmes de relation entre le citoyen et sa ville ». Luc Gnacadja dénonce, par ailleurs, leur « méthode du déguerpissement » utilisée pour gérer les bidonvilles : « Ils tapent dans la fourmilière et renvoient les personnes sans les reloger. » D’autres bidonvilles se créent alors et « cela distend les liens ». L’ancien ministre béninois pointe également du doigt la disproportion des investissements publics. « À Bamako, par exemple, on trouve 15 % des fonctionnaires du pays et 80 % des dépenses liées au développement urbain», tandis que la ville abrite seulement 13 % de la population totale. Résultat : un manque de services et d’infrastructures sur tout le reste du territoire. « Si on ne rééquilibre pas les investissements, alors que la croissance urbaine se fait sur les villes dites intermédiaires, on distend encore le lien. »
Patrice Vergriete enjoint enfin aux agences d’urbanisme d’intégrer la question du lien social dans les processus de démocratie locale, plus seulement au moment de la conception des projets, mais « en amont » de leur coconstruction.
Julie Snasli
Table ronde avec :
Patrice VERGRIETE
président délégué de la Fnau, maire de Dunkerque et président de la CUD
Virginie CAROLO-LUTROT
présidente de Caux Seine Agglo, maire de Port-Jérôme-sur-Seine et vice-présidente de l’agence du Havre (Aurh)
Luc GNACADJA
architecte, président de Governance & Policies for Sustainable Development
Pierre-Yves CUSSET
chargé de mission, France Stratégie
Brigitte BARIOL-MATHAIS
déléguée générale de la Fnau