La 42e Rencontre de la Fnau a proposé, le 2 décembre 2021, un étonnant happening sur la scène du Kursaal – Palais des congrès de Dunkerque, lors duquel les urbanistes ont constitué un authentique tribunal afin de juger les méfaits présumés de l’étalement urbain.
Mesdames et Messieurs, la cour….
L’étalement urbain, cet objet géographique au contour flou, est aujourd’hui sur le banc des accusés. Affublé d’un état civil pour mieux l’appréhender – le prévenu se nomme ici « Urbain Létalé » –, il doit comparaître à la barre et répondre de ses présumés méfaits devant la présidente du tribunal Brigitte Bariol-Mathais et le procureur de la République Gilles Périlhou, assistés de l’huissière Véronique Pons. Le public – dans la salle ou en visio – fait ici office de jury populaire. L’avocat de la défense, maître Jérôme Grange, va devoir jouer serré tant son client semble condamné d’avance. Surtout que l’impudent est en retard à son propre procès, coincé dans les embouteillages d’une de ces zones périurbaines dont il est l’artisan depuis une soixantaine d’années… Mais ne vendons pas si vite la peau de l’urbs !
Urbain Létalé doit répondre de quatre chefs d’accusation.
Le premier est la désociabilisation des citoyens pour avoir créé des espaces dortoirs où prévalent individualisme et entre-soi.
Le deuxième porte sur l’accroissement des inégalités socio-économiques entre ceux vivant près des services et des emplois, et les autres.
Le troisième chef pointe le frein supposé aux transitions écologique, environnementale et énergétique, dû à la création incessante d’infrastructures lourdes qui artificialisent des sols fertiles et dégradent la biodiversité – sans oublier l’utilisation obligatoire de la voiture dans ces zones excentrées.
Enfin, Urbain Létalé est accusé d’être responsable de la « mochisation » de nos paysages, saturés de hangars et de maisons individuelles clonées.
LA DÉSOCIABILISATION DES CITOYENS
En guise de première charge, le ministère public, représenté par Gilles Périlhou, fait diffuser dans la salle un reportage édifiant sur des habitants de Seine-et-Marne qui ont choisi de s’isoler loin de la ville et ne souhaitent pas voir arriver chez eux de nouvelles populations. Pour contrer l’attaque, maître Grange – qui n’hésite pas à parler de « condescendance de classe » – fait appeler à la barre un premier témoin : Maxence de Block, architecte et urbaniste pour l’agence Vraiment Vraiment, qui a grandi dans une zone pavillonnaire d’Arras. « Depuis l’école d’archi, on me dit que la maison de mes parents et mon style de vie, c’est un peu de la merde. C’est une lecture top-down qui dénote une méconnaissance des vies qui se déroulent dans ces endroits. » Sans pour autant glorifier les espaces périurbains, Maxence de Block affirme qu’ils peuvent « produire une culture ». Pour preuve, le succès du rappeur Orelsan, né à Caen : « Il a beaucoup chanté les zones pavillonnaires, et ça fédère. » Ou encore le mouvement des « gilets jaunes » qui se sont retrouvés sur les ronds-points.
« Enfant, vous étiez donc heureux et sociabilisé ! », fanfaronne maître Grange. Le procureur Périlhou contre-interroge aussitôt le témoin : « Ne nous parlez-vous pas de l’entre-soi d’une population qui a délibérément choisi de vivre à l’écart de la ville ? » Pour Maxence de Block, le mode de sociabilisation est juste différent, « pas métropolitain ».
Souvent occupés à la « customisation » de leur maison, ce qui les rend au passage plus singulières, moins identiques, les habitants se retrouvent entre voisins pour bricoler.
Les jardins servent, quant à eux, à recevoir, palliant l’absence des bars et cafés, et encouragent un certain retour à la terre. Le témoin va jusqu’à défendre les centres commerciaux : « Quand j’étais jeune, on se retrouvait à Décathlon® pour faire les cons dans le rayon skate-board, ou sur le parking pour faire des dérapages quand il avait neigé. »
Le second témoin, appelé à la barre par la présidente Bariol-Mathais, n’est autre que le maire de Dunkerque et le président de sa communauté urbaine, Patrice Vergriete. Pour l’édile, le mot « désociabiliser » est fort. Reconnaissant à son tour l’existence d’un « lien social de proximité », il ajoute que la ville se fabrique aussi avec un lien plus large : le sentiment d’appartenance à une communauté. Un sentiment qui « se construit dans les grands évènements, sur les grands espaces publics, dans la vie associative ». Autant d’éléments qui supposent « un droit à la ville » consistant en l’accès à l’information, au dépassement des barrières culturelles, à la mobilité… « Le développement de la périphérie en France s’est fait en ignorant cela : on a construit d’abord, puis on s’est demandé après comment relier les gens. Mais c’était trop tard ! » Le maire de Dunkerque fustige également « l’opposition stupide entre périurbain et urbain », prenant en exemple sa propre communauté urbaine qui jouxte la communauté de communes des Hauts de Flandre, dont le tissu est, pour sa part, périurbain et rural. « On a structuré institutionnellement cette opposition. » La présidente Bariol-Mathais rebondit en interrogeant Patrice Vergriete sur la question économique, soulignant l’entente entre acteurs privés et publics, à la faveur d’une fiscalité avantageuse, se rendant ainsi complice d’Urbain Létalé. L’édile acquiesce et évoque même la bataille des maires ruraux pour préserver leur école, qui implique toujours plus d’habitat afin d’attirer les familles, avec les plus grandes parcelles possibles. « Ces maires se retrouvent à défendre exactement ce que l’on ne souhaite pas à l’échelle nationale. C’est cette hypocrisie du développement urbanistique français qui nous conduit aujourd’hui à juger Urbain Létalé. »
L’ACCROISSEMENT DES INÉGALITÉS
Pour aborder le deuxième chef d’accusation, le procureur Périlhou appelle à la barre le directeur de l’agence d’urbanisme de la région stéphanoise (Epures), Frédéric Bossard, pour l’interroger quant à l’impact de l’étalement sur le coût et le temps de transport des citoyens. Le choix des ménages se porte le plus souvent sur des maisons individuelles anciennes, dotées de surfaces conséquentes et d’isolation aléatoire, particulièrement énergivores : « Les dépenses énergétiques représentent, selon l’Insee, 9 % des dépenses des ménages, soit autant que leurs loisirs. Ce chiffre masque de grandes disparités : le revenu médian était de 1837 euros par mois en 2019, année où les ménages ont dépensé en moyenne 1622 euros en énergie, dont 940 euros rien qu’en électricité, et 1542 euros en carburant. On n’est donc pas à 9 % mais plutôt à 14 % de leur budget, soit une part très importante. En synthèse, le reste à vivre diminue proportionnellement à la hausse des dépenses énergétiques. » Frédéric Bossard évoque à ce titre la création à Saint-Étienne de l’application « e‑mob », mise au point en partenariat avec l’Ademe (Agence de la transition écologique), qui analyse pour les ménages du territoire stéphanois l’impact énergétique d’un projet de résidentialisation afin de faire un choix immobilier « en toute connaissance de cause, surtout lorsque l’on sait que la maison individuelle ancienne représente 98% des projections ».
L’avocat de la défense ne se laisse pas impressionner par ces « calculs savants » et brandit l’argument de la faible fiscalité locale des villes étalées, « un puissant moyen de contribuer à la correction des inégalités ». Pour Frédéric Bossard, tout dépend de quelle fiscalité on parle : « Dans ces espaces périurbains à la fiscalité moindre, et donc très attractive pour les ménages, il faut regarder qui paye quoi. La fiscalité qui répond aux services et à l’installation des équipements est payée par les impôts, donc par les ménages. Par ailleurs, ces habitants fréquentent les espaces centraux des métropoles, mais ne payent pas leur quote-part des charges de centralité : il y a donc une véritable inégalité qui veut que les uns payent plus que d’autres, alors qu’ils les utilisent tout autant. »
À la défense de citer son témoin : Philippe Schmit, secrétaire général d’Intercommunalités de France. Pour maître Grange, l’étalement urbain « n’est pas le fruit du hasard et correspond à un projet politique qui s’est construit dans la durée ». Et l’avocat de sortir de sa botte un argument massue : « Or, un projet politique peut-il être bâti sur la volonté d’inégalité ? Non. »
Philippe Schmit rebondit sur cette notion : « Nous sommes dans un pays qui a toujours autorisé la construction. Il n’y a pas eu une maison construite, un permis d’aménager ou une zone commerciale sans qu’il n’y ait une responsabilité politique. La question est de savoir s’il y a acte politique ou projet politique. « L’élu sert-il à contrecarrer les aspirations des concitoyens ou à les servir ? Personne n’est allé habiter dans l’étalement urbain avec un pistolet sur la tempe. En fait, nous avons eu à répondre à une aspiration de société qui, pour simplifier, suit une logique d’américanisation du mode de vie. Fallait-il la contraindre ou l’accompagner ? Sous certains aspects, on peut rendre gloire aux élus locaux qui ont réussi à accompagner et mettre en œuvre des aspirations de société. Cependant, de quel élu parle-t-on ? Urbain Létalé a commencé ses méfaits il y a une cinquantaine d’années, quand les Français avaient très largement élu à la présidence de la République Georges Pompidou, qui faisait la gloire de l’automobile. Il y avait alors une adhésion collective pour organiser notre société sur la base de la voiture. »
Revenant sur le témoignage de Maxence de Block, Philippe Schmit évoque une vitalité sociale périurbaine « dont on sous-estime la puissance ». Et d’ajouter que dans les cœurs des métropoles, « nous avons des contrastes sociaux au moins aussi forts qu’en périphérie ». Le procureur Périlhou demande à Philippe Schmit si l’accusé n’a pas maintenu délibérément une distance entre les territoires. Des propos « trop généralistes », selon le témoin qui argue que la création d’agglomérations « urbano-rurales » a permis de réunir dans le même espace institutionnel « l’espace urbain dense et l’espace dit périphérique, voire aussi les zones franches rurales ».
L’OBSTACLE AUX TRANSITIONS
L’accusé étant toujours coincé dans les bouchons, la présidente décide de passer au troisième chef d’accusation : freiner les transitions écologique, environnementale et énergétique.
Le ministère public appelle à la barre Pascale Poupinot, directrice de l’agence d’urbanisme Oise-les-Vallées (OLV) et présidente du Conseil français des urbanistes (CFDU). Le procureur Périlhou lui demande d’éclairer le tribunal sur les maux les plus tangibles de l’étalement urbain concernant les sols. La témoin, vindicative, est catégorique : « Oui, Urbain Létalé fait disparaître les terres agricoles naturelles et forestières. Le Cerema a calculé que 28000 hectares disparaissaient chaque année. » Et si la forêt a plutôt tendance à s’étendre, les zones humides, elles, disparaissent. De plus, Urbain Létalé coupe les continuités écologiques, à l’exemple de celle partant des Ardennes pour arriver à la forêt de Montmorency. « Les grands animaux qui vont de forêt en forêt risquent de disparaître, ainsi que toute la biodiversité qui va avec. L’accusé doit être condamné ! » Pascale Poupinot enfonce le clou en abordant la question des zones inondables : « Avec l’artificialisation des sols, l’eau de pluie ne s’infiltre pas et dévale, provoquant des dégâts dans les villes et les habitations. »
Après avoir ironisé sur « les cerfs de Montmorency qui partent en vacances dans les Ardennes », maître Grange cuisine la témoin en sa qualité de présidente du CFDU : « À quoi servent les urbanistes puisque l’urbanisation semble s’étaler à l’insu de leur plein gré ? » Pascale Poupinot rétorque avec malice : « Tant que la profession d’urbaniste ne sera pas reconnue en France, l’étalement urbain ne relèvera pas de leur responsabilité. » La présidente Bariol-Mathais intervient pour interroger la témoin sur l’objectif ZAN (zéro artificialisation nette) en 2050 : « Pensez-vous que cette nouvelle réglementation va enfin apporter des réponses concrètes aux accusations portées contre Urbain Létalé ? » Madame Poupinot y croit fermement mais rappelle qu’« il faut faire simple et définir ce qu’est un sol artificialisé, la désimperméabilisation, un terrain agricole, un terrain naturel, un terrain forestier… Et à partir de là, laissons travailler les territoires, les urbanistes, les élus pour mettre en œuvre la loi climat et résilience ».
Le procureur sort de sa manche deux pièces à conviction particulièrement édifiantes : un reportage sur l’implantation d’un centre commercial Leclerc® dans un territoire déjà saturé en hypermarchés, et un autre sur les inondations récurrentes des villes de la Côte d’Azur. De son côté, la défense appelle à la barre Catherine Barthelet, présidente de l’agence d’urbanisme Besançon centre Franche-Comté (Audab), lui demandant de contrer l’image stéréotypée que l’on colle à la ville diffuse, qu’il qualifie de « véritable laboratoire de développement et d’observation de la biodiversité ». La témoin, par ailleurs maire de Pelousey, dans le Doubs (1550 habitants), abonde en ce sens : « Urbain est intervenu dans la commune dès les années 1970, mais on ne peut pas dire qu’il l’ait défigurée. Nous avons su protéger toute notre forêt et n’avons jamais construit sur des zones humides qui sont devenues, grâce à notre SCoT (schéma de cohérence territoriale), complètement inconstructibles. » Et si plusieurs lotissements ont été érigés sur des terres agricoles, ils ont permis l’accueil d’entreprises emblématiques de la commune telle la Manufacture Jean-Rousseau. « Dois-je vraiment le regretter ? », demande Catherine Barthelet. Certes, les mobilités à Pelousey sont très dépendantes de la voiture individuelle, mais le réseau de bus connecté à Besançon permet notamment aux employés de la Manufacture de se rendre facilement à leur travail. La maire évoque aussi ses deux agriculteurs bio et les nombreux animaux élevés en plein air, pour le plus grand plaisir des familles et des enfants.
LA « MOCHISATION » DES PAYSAGES
Pour présenter le quatrième et dernier chef d’accusation, la cour fait emploi d’un néologisme de son cru : la « mochisation ». Pour l’aider à fustiger l’« hideuse laideur de l’étalement urbain », le procureur appelle à la barre Marie-Hélène Contal, directrice du développement culturel de la Cité de l’architecture et du patrimoine. Plus que témoin, Madame Contal se considère avant tout comme victime – de trahison et de harcèlement. Trahison pour celle qui a été bercée par la lecture d’Ebenezer Howard et Camillo Sitte : « Tous ces grands penseurs de la ville du début du XXe siècle, qui avaient vu arriver la ville industrielle, savaient quels bouleversements nous attendaient et avaient imaginé des formes urbaines nouvelles, aérées, paysagées, organisées. » Un héritage culturel et social que Madame Contal ne reconnaît pas dans le paysage périurbain français. Quant au harcèlement, il semble permanent : « Je suis harcelée par la laideur du paysage pavillonnaire de ces lotissements, avec leurs plans en virgule, leurs mini-places où il n’y a rien. Mais aussi par les centres commerciaux, règne du bardage, du néon et des paysages à flaques – car quand on assèche un marais, l’eau remonte toujours. » La témoin évoque aussi « la laideur et la pesanteur des ronds-points, la pauvreté biologique des espaces verts et la misère des délaissés urbains ». Un état des lieux sans appel pour un périurbain « qui a complètement abandonné les racines culturelles de la pensée urbaine française ». Maître Grange ne voit cependant pas en quoi ce triste inventaire serait l’apanage de la ville étalée, évoquant « les ZAC absolument monstrueuses qui poussent dans nos métropoles ». Marie-Hélène Contal ne dit pas le contraire et ajoute même : « Le “ZACisme” français, avec sa surorganisation fonctionnelle et sécuritaire, crée de l’ordre mais pas du vivre-ensemble ! »
Tout comme pour le périurbain, et alors que le siècle actuel impose de composer avec le « déjà-là », ce constat « appelle de notre part à tous un changement complet de paradigme ».
UN VERDICT ÉQUILIBRÉ
À l’issue des réquisitoires du procureur et de l’avocat de la défense, le jury populaire (composé du public présent dans la salle ou à distance) a tranché en l’absence de l’accusé, toujours bloqué dans la circulation. Le verdict est le suivant :
- Désociabilisation des citoyens : non coupable
La cour recommande cependant à l’accusé de diversifier les types d’habitats et les fonctions pour accueillir des emplois et des services facilitant la vie quotidienne des habitants et permettant de susciter de nouvelles formes de sociabilité.
- Accroissement des inégalités : non coupable
La cour invite l’accusé à transformer ses mobilités pour que les habitants ne soient pas obligés d’utiliser la seule voiture individuelle en développant des services – y compris d’inclusion numérique.
- Frein aux transitions écologiques : coupable
La cour condamne l’accusé à une peine d’intérêt général consistant en une obligation de sobriété en ressources ; de préservation de la biodiversité ; d’intensification du potentiel nourricier, en favorisant la reprise des fonciers agricoles et l’organisation des circuits de distribution ; enfin de valorisation des gisements d’énergies renouvelables.
- « Mochisation » des paysages : coupable
Par ces motifs, la cour condamne Urbain Létalé à transformer son étalement en un périurbain plus durable, plus aimable et « moins chiant ». L’accusé, est par ailleurs, incité à créer davantage de liens social et territorial, à être créatif en politique, à nouer des alliances avec ses voisins, enfin, à « embarquer les citoyens » dans ces transformations en leur proposant de nouveaux récits d’habiter.
La séance est levée.
Rodolphe Casso
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Photo : Le « témoin » Patrice Vergriete, face à la « présidente » Brigitte Bariol-Mathais et au « procureur de la République » Gilles Périlhou, avec l’« avocat de la défense » Jérôme Grange, sous le regard de l’« huissière » Véronique Pons. © Christophe Candellier