Le géographe urbain et turcologue Jean-François Pérouse revient sur les deux séismes qui ont touché la Turquie et la Syrie, le 6 février 2023, dont le bilan est vertigineux : plus de 55 000 victimes sur un espace de 150 000 km². Les conséquences de ces catastrophes naturelles poussent à interroger les liens étroits et de corruption entre le secteur de la construction et le monde politique.
Pourquoi peut-on qualifier les deux séismes qui ont touché la Turquie et la Syrie, le 6 février 2023, de « politiques » ?
D’une part, le bilan humain énorme peut être imputé, en partie, à tout un système de responsabilités qui implique des hommes politiques locaux et nationaux. D’autre part, il y a eu une énorme politisation de ces catastrophes. Les séismes ont eu lieu trois mois avant des élections nationales importantes, la Turquie était donc déjà en campagne électorale.
En 2001, vous avez publié un ouvrage portant sur les conséquences et les réflexions à la suite des tremblements de terre d’août 1999, en Turquie ; vingt-deux ans plus tard, les constats sont-ils les mêmes ?
Effectivement, on peut globalement faire les mêmes constats, c’est ce qui est désolant. À la différence de 1999, les séismes de 2023 ont touché des régions beaucoup plus éloignées des centres vitaux et économiques, Istanbul est à près de 1 000 kilomètres. Dans ces territoires, la conscience du risque sismique n’était peut‑être pas aussi développée. Malheureusement, les leçons des séismes de 1999 n’ont pas été tirées en ce qui concerne le contrôle des constructions et l’octroi d’amnisties sur les constructions irrégulières (plus de 100 000).
Ce qui a frappé l’opinion publique, ce sont les systèmes de gestion de crise, en amont et en aval des séismes, qui n’ont pas été améliorés depuis. Tout cela est consternant. Par ailleurs, la gestion des décombres a été catastrophique. Il y a des millions de tonnes de décombres qui résultent des effondrements des séismes et de la politique de reconstruction qui a suivi. Ces décombres ont été répandus n’importe où, notamment sur des terrains agricoles et à proximité de ressources en eau, malgré tous les risques de contamination à l’amiante. Les conséquences environnementales de ces séismes sont gigantesques.
Comment expliquer cette inaction politique, contraire, d’ailleurs, à l’une des promesses de la première campagne d’Erdogan en 2003 ?
Il y a d’abord un fait physique, la violence et la succession de deux séismes dans des territoires montagneux. La saisonnalité n’a pas aidé. La distance des centres du pouvoir et la mauvaise qualité des infrastructures de transport expliquent le fait que ces séismes se soient transformés en ce qui a été qualifié de « catastrophes du siècle ». Ensuite, l’hypercentralisation du système de gestion de crise, et l’absence de relais et d’organisations à l’échelle locale, de confiance dans les acteurs locaux, dans un climat de défiance politique, n’ont pas favorisé la prise en charge immédiate des dispositifs de gestion de crise. Ce sont resté des dispositifs très nationaux et bureaucratiques qui ont manqué de souplesse.
Ce rapport au local est essentiel pour toute gestion de crise. Certains responsables politiques ont fait preuve de fatalisme en disant que rien ne pouvait être fait dans les 72 heures après les séismes, alors même que toute la philosophie de gestion de crise repose sur la capacité à réagir immédiatement en cas de séismes. C’est un aveu d’impuissance qui se déguise sous un discours fataliste qui revient à dire qu’il n’y avait rien à faire.
Or, ce n’est pas vrai. Il n’y a pas eu de formation à l’échelle locale, de responsabilisation, de conscientisation, de mise en place d’organisation, alors même que les scientifiques attirent l’attention depuis des décennies sur la probabilité d’un évènement sismique très violent. L’espace où s’est déroulé le séisme est au contact entre trois plaques sismiques. Il y avait une situation objective très critique, on le savait parfaitement, mais aucune mesure n’a été prise pour mettre en place des dispositifs souples qui puissent réagir immédiatement.
Lire la suite de cette interview dans le n°434
Propos recueillis par Maider Darricau
La ville d’Iskenderun, province du Hatay, dans le sud de la Turquie, février 2023. ©Çağlar Oskay/Unsplash