Richard Florida « La force vitale des villes est beaucoup plus grande que n’importe quelle crise »

Le New-Yorkais Richard Florida est sans doute l’urbaniste le plus connu de la planète. Ses analyses, visions et concepts ont irrigué les politiques d’aménagement et de développement des grandes métropoles, non sans s’exposer à certaines critiques : trop libéral pour la gauche, trop libertaire pour la droite, qu’il renvoie, ici, encore une fois, dos à dos. Entretien avec un homme optimiste, engagé et pressé.

Par­ta­gez-vous les ana­lyses selon les­quelles les villes ne se réinventent jamais aus­si bien que face aux crises ? Avez-vous observé des villes qui ont réussi à développer des stratégies d’adaptation effi­caces face à l’urgence, et qui se sont révélées sup­port de résilience urbaine à long terme ?

Quelle grande et impor­tante ques­tion. La réponse est un oui écrasant. Son­gez un ins­tant aux deux dernières décennies : toutes les grandes villes ont été suc­ces­si­ve­ment frappées par de mul­tiples crises. New York a été dévastée par les attaques ter­ro­ristes du 11 sep­tembre 2001, puis a été confrontée aux conséquences économiques, sociales et urbaines désastreuses du krach économique de 2007 et 2008.

Son­gez aux pre­miers jours de la pandémie de Covid-19, aux images de villes tota­le­ment abandonnées, aux rues sans âme, et aux prédictions de cer­tains experts qui annonçaient que les villes étaient décimées à jamais, qu’elles avaient per­du de leurs forces, de leur attrac­ti­vité et qu’elles ne revien­draient jamais. Or bien sûr, les villes sont reve­nues. D’abord, parce qu’elles ont connu bien pire : les épidémies de peste et de choléra, les guerres et les bom­bar­de­ments, les catas­trophes natu­relles, les trem­ble­ments de terre comme à Tokyo ou Lis­bonne, les grands incen­dies comme à Londres…

Tous ces évènements attestent que l’urbanisation, ce ras­sem­ble­ment de per­sonnes, dans des établissements humains denses, et leur évolution vers ce que nous appe­lons main­te­nant des villes, est la force la plus puis­sante de la planète. C’est dans les villes que naissent les arts nou­veaux, les inno­va­tions de toute nature, et notam­ment tech­no­lo­giques, qui sti­mulent la crois­sance économique. La force vitale des villes est beau­coup plus grande que n’importe quelle crise. Bien évidemment, les crises, les catas­trophes natu­relles, les pandémies modi­fient par­fois profondément les dyna­miques d’urbanisation à court terme. Mais sur le long terme, les villes les sur­montent de différentes manières et la plu­part d’entre elles reviennent plus fortes et plus puis­santes. Aujourd’hui, pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, plus de la moi­tié de la popu­la­tion mon­diale vit dans des villes ou des établissements urbains, une part qui devrait atteindre 75 % au terme du demi-siècle en cours ; et d’ici le pro­chain demi-siècle, plus de sept mil­liards de per­sonnes vivront dans les villes.

La pandémie a eu notam­ment pour conséquence le développement du tra­vail à dis­tance grâce au déploiement des tech­no­lo­gies numériques. Quels impacts cela peut-il avoir sur les villes à long terme ? Ne peuvent-elles pas en tirer par­ti pour s’engager dans un développement plus équitable ter­ri­to­ria­le­ment, économiquement, socialement… ?

Il ne fait aucun doute que les nou­velles tech­no­lo­gies numériques qui sous-tendent le tra­vail à dis­tance trans­forment fon­da­men­ta­le­ment les lieux de tra­vail, l’économie et la société. Elles nous per­mettent de tra­vailler à dis­tance, d’apprendre à dis­tance, de com­mer­cer à dis­tance… Leurs pou­voirs sont puis­sants, mais elles ne vont pas tuer les villes. Il est vrai que le télétravail a engendré de nou­velles stratégies résidentielles, une forme de mou­ve­ment cen­tri­fuge vers cer­taines ban­lieues, cer­taines zones rurales et villes moyennes ou petites. Mais quand vous regar­dez les modèles et dyna­miques d’établissements humains et de crois­sance des villes, avant et après la pandémie, cela n’a pra­ti­que­ment rien changé. Les endroits qui se développaient avant la pandémie conti­nuent de croître, et même, les endroits qui se développaient avant l’avènement du digi­tal conti­nuent de croître. En revanche, une par­tie des métropoles ont été particulièrement affectées et vivent aujourd’hui une forme de crise: celle des centres-villes ou les quar­tiers d’affaires cen­traux. Or, ces quar­tiers de bureaux ont tou­jours été les par­ties les moins intéressantes des villes, même s’ils sont tou­jours extrêmement bien situés et bien desservis.

Jane Jacobs [1916–2006, ndlr], la plus grande urba­niste de tous les temps, mon men­tor, a écrit un essai célèbre dans les années 1950 inti­tulé Down­town is for People (« Le centre-ville est pour les gens »). Les êtres humains sont des ani­maux sociaux. Il est contraire à notre nature d’être empilés dans des bureaux sans âme. Jusque très récemment, il fal­lait littéralement être attaché à son bureau pour accéder à son téléphone et à son ordi­na­teur. Grâce à la tech­no­lo­gie numérique, nous pou­vons désormais trans­por­ter ces appa­reils avec nous. Donc, le grand chan­ge­ment à venir concerne la trans­for­ma­tion des quar­tiers de bureaux. Et ce qui est génial à ce sujet, aus­si dou­lou­reux que ce soit, c’est qu’on y trouve déjà cer­tains des plus grands lieux cultu­rels et artis­tiques, et des archi­tec­tures extra­or­di­naires qui vont pou­voir être réutilisées et transformées en quar­tiers des villes.

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Pro­pos recueillis par Julien Meyrignac

©Lorne Bridg­man

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