« La France urbaine est avant tout une France de ruraux déracinés »

Catherine Sabbah, déléguée générale de l’Institut des hautes études pour l’action dans le logement (Idheal), et Thibault Tellier, professeur d’histoire contemporaine à Sciences-Po Rennes, retracent ensemble l’historique des lois et des politiques pour le logement depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. L’occasion de constater que si les aspirations des Français en matière d’habitat sont demeurées constantes, décennie après décennie, les prix n’ont, eux, jamais cessé de grimper.

 

Dans toutes les enquêtes d’opinions, les Français déclarent qu’un de leurs prin­ci­paux objec­tifs dans la vie est de deve­nir propriétaire. Ce désir col­lec­tif de posséder son loge­ment est-il récent dans l’histoire de notre pays ou remonte-t-il à loin ? 

Thi­bault Tel­lier : Depuis la Révolution française, l’émancipation sociale se tra­duit notam­ment par une volonté d’élargissement de l’accès à la propriété. Aupa­ra­vant, les propriétaires appar­te­naient essen­tiel­le­ment à la noblesse et à la bour­geoi­sie. Au XIXe siècle, la révolution indus­trielle pro­voque par ailleurs l’arrivée de mil­liers de per­sonnes dans les villes et va alors se poser la ques­tion de leurs condi­tions de loge­ment. Les condi­tions d’accès à la propriété s’en trouvent alors for­te­ment modifiées. Il ne faut pas non plus oublier que la France est restée très long­temps une nation pay­sanne, jusqu’aux années 1930, et que celle-ci se signale par un fort atta­che­ment à la propriété privée. Il faut aus­si avoir à l’esprit que la propriété est une ques­tion éminemment poli­tique. Pour les Républicains qui dirigent le pays après 1870, la ques­tion est de sous­traire les ouvriers au socia­lisme grâce à un pro­gramme de réformes sociales ambi­tieux. Étienne Lan­tier, le héros de Ger­mi­nal, n’est pas propriétaire. Il va de ville en ville et col­porte des idées révolutionnaires. Or, au contraire, quand on devient propriétaire, on fonde une famille, on s’attache à un ter­ri­toire et on se fixe socia­le­ment, mais aus­si poli­ti­que­ment. L’idée, c’est qu’une France de propriétaires vote­ra davan­tage pour les par­tis conser­va­teurs que révolutionnaires, qui appellent au contraire à l’abolition de la propriété.

Cathe­rine Sab­bah: Les poli­tiques de droite encou­ra­ge­raient les propriétaires, et celles de gauche, les loca­taires. C’est un peu moins vrai aujourd’hui, mais l’on observe qu’au sor­tir de la Seconde Guerre mon­diale et sur­tout depuis les années 1970, les poli­tiques publiques encou­ragent la propriété. C’était aus­si une manière pour l’État de transférer le finan­ce­ment de la pro­duc­tion de loge­ments sur les ménages. Avec les charges qui vont avec, mais aus­si avec une pro­messe à laquelle per­sonne ne peut être insen­sible: un toit sur sa tête, une assu­rance à la retraite de ne pas finir à la rue, ou même de bénéficier d’un petit reve­nu et d’un capi­tal à trans­mettre à ses enfants.

Sans oublier le sta­tut social, tra­di­tion­nel­le­ment asso­cié à une forme de réussite, que confère la propriété. C’est un graal dont on a du mal à se défaire. La France n’est pas la seule concernée puisque le libéralisme et le capi­ta­lisme des pays occi­den­taux ont encou­ragé cet accès à la propriété depuis plus de qua­rante ans. Mais un numéro récent de The Eco­no­mist – qui n’est pas fran­che­ment un jour­nal de gauche – revi­si­tait ce prin­cipe comme une erreur économique majeure, ayant eu pour conséquence de blo­quer une épargne et de creu­ser les inégalités ter­ri­to­riales entre générations.

 

Cet idéal a‑t-il encore un sens quand on sait que, depuis vingt-cinq ans, la pro­duc­tion de loge­ments neufs est majo­ri­tai­re­ment ven­due à des investisseurs-bailleurs ? 

Cathe­rine Sab­bah: Si l’on suit la courbe de pro­duc­tion, ce n’est pas la majo­rité mais plutôt la moi­tié, avec des varia­tions en fonc­tion des lois fis­cales qui accom­pagnent l’accession à la propriété de loca­taires bailleurs, qui achètent un loge­ment pour le louer et bénéficier d’une réduction d’impôt. La première loi de défiscalisation fut votée en 1984, par un gou­ver­ne­ment de gauche. Depuis, presque tous les ministres du Loge­ment ont laissé leur nom à un dis­po­si­tif. Ces inves­tis­seurs-bailleurs en ont rem­placé d’autres, les inves­tis­seurs ins­ti­tu­tion­nels, des banques, des com­pa­gnies d’assurances…, qui ont ven­du leur patri­moine au début des années 2000 au pro­fit du marché plus ren­table des bureaux. S’ils ali­mentent le marché loca­tif, ce sont tout de même des propriétaires motivés essen­tiel­le­ment par des rai­sons financières qui com­prennent aus­si l’assurance d’un reve­nu à la retraite et la consti­tu­tion d’un capi­tal à trans­mettre. Un autre idéal de la propriété, la pos­ses­sion ren­table plus que l’usage.

Thi­bault Tellier: 

Il y a, en effet, plutôt un consen­sus gauche-droite sur la ques­tion. Avec la loi ELAN, on observe aus­si une volonté de favo­ri­ser la revente des HLM, sou­vent pour des rai­sons de finan­ce­ment de la rénovation urbaine, mais pas seule­ment. L’idée reste de faire accéder beau­coup plus de gens modestes à la propriété.

 

Pro­pos recueillis par Rodolphe Casso 

Cré­dit pho­to : Rodolphe Casso

 

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