Philosophe, enseignant à Sciences-Po, président du think tank Generation Libre, Gaspard Koenig est aussi romancier. Son dernier ouvrage, Humus (Éditions de l’Observatoire), a reçu les prix Interallié et Jean-Giono 2023.
Pouvez-vous nous raconter la genèse de Humus ?
Au départ, je voulais écrire un roman d’apprentissage, comme au XIXe siècle, avec des héros portés par de grands idéaux – or, aujourd’hui, le plus grand idéal, c’est sauver la planète – et les confronter au réel économique, juridique…
Décrire comment des jeunes gens de 20 ans, ambitieux, vont comprendre la complexité du monde, devoir faire des compromis, douter, bifurquer… de différentes manières. Je suis tombé sur les vers de terre en bêchant mon potager et, par curiosité personnelle, j’ai commencé à me renseigner. Puis, un matin, c’est devenu une évidence et je me suis mis au travail, à me documenter de manière très sérieuse sur le sol.
C’est un sujet qui m’a happé et qui, de prétexte, est devenu le cœur du livre et un centre d’intérêt à part entière pour moi. Le sol est une clé première pour entrer dans la question écologique : il y a les réalités d’un sol fertile, sain, qui vit, et celles d’un sol mort, minéral, qui draine l’eau, qui s’éparpille en poussière au premier labour… Et il permet une approche simple des enjeux écosystémiques: j’ai coécrit avec Marcel Bouché, qui apparaît dans Humus, une tribune contre le glyphosate parce qu’il perturbe le comportement des vers de terre, empêche leur reproduction et que cela rend le sol infertile.
Cet humus, qui donne le titre au livre, c’est ce qui compte sur la planète, ces quelques dizaines de centimètres de complexe argilo-humique qui transforment la mort en vie, qui digèrent les cadavres, la nécromasse, les feuilles mortes, etc., pour en faire des nutriments qui alimentent la vie. Un processus philosophiquement fascinant et très peu étudié dans l’histoire de la philosophie. Les philosophes ont beaucoup regardé le ciel, l’ordre cosmique, et très peu sous leurs pieds.
Le sol est un personnage à part entière du livre, comme dans les romans du XIXe siècle, où la nature est extrêmement présente et incarnée.
Au point d’ailleurs qu’un des héros fait l’amour avec le sol, comme dans Vendredi ou les Limbes du Pacifique, de Michel Tournier. Et que, plus tard, dans Humus, un personnage se mêle littéralement, dans sa chair, au sol. Le sol nous accompagne toujours dans notre existence, nous sommes portés par cette masse grouillante, pleine de vie, sans qu’on s’en rende compte. On marche dessus en permanence, sans le connaître et encore moins le comprendre. Cela fait partie de ce qui nous définit en tant qu’humains – humus est la racine étymologique d’humain – et ne pas prendre soin du sol, c’est être, à proprement parler, inhumain. Nous puisons notre humanité du sol, qui nous a tellement forgés, qu’on sait reconnaître, d’instinct, à la vue et avec l’odorat, un bon sol d’un mauvais sol.
Votre roman est aussi une fresque sociale, sur les possibilités offertes à chacun, par la nouvelle économie digitale et mondialisée, de s’extraire de sa condition…
Oui, les deux héros se transforment beaucoup, et accèdent à des sphères complètement différentes. L’un pénètre l’élite politico‑économique, et l’autre s’intègre dans un village, où il n’est pas forcément le bienvenu au départ. Je refuse l’idée de transfuge de classe parce que ce n’est pas comme cela que les gens se considèrent.
En tout cas, pas mes héros, qui sont des êtres humains avec des trajectoires personnelles. Chacun fait des efforts sincères pour aller là où il souhaite être, sans complexe ni calcul. Quand l’un devient riche, il continue à dormir dans un sac de couchage, et quand l’autre demande le RSA, c’est sans frustration, c’est son choix de vie. Le sujet du livre, c’est leur découverte de milieux qu’ils ne connaissent pas, à travers leurs yeux candides, ce sont les vices et vertus des différents environnements.
Propos receuillis par Julien Meyrignac
© Élodie Grégoire