Pour un urbanisme de stratification territoriale
L’architecte-urbaniste Bernard Reichen, cofondateur de l’agence Reichen et Robert (Carta Reichen et Robert associés), illustre les questions du « déjà-là », du projet urbain et de l’échelle territoriale à travers trois exemples très différents, en Allemagne, en France et au Maroc.
Densité ! Comment un mot, un fondement de la ville « constituée » et par conséquent des cultures urbaines, a pu être rejeté au point d’incarner les maux de notre société ? Ce syndrome, on en pressent les contours quand un sentiment d’oppression (« Cette ville est devenue invivable ! ») se conjugue avec un sentiment de dépossession (« Cette ville n’est plus la mienne ! »). Paradoxalement, ce mal-être n’est plus seulement lié aux problématiques de la ville dense, c’est un fait métropolitain qui touche aussi la ville proliférante produite par des décennies d’étalement urbain. Ce sentiment de désamour, on peut ensuite en comprendre les racines au regard de deux évolutions sociétales qui conditionnent la façon d’habiter la ville autant que celle de la mettre en œuvre.
Un premier constat nous dit que si dans les années d’après-guerre, l’espace a changé plus vite que la société, c’est maintenant la société qui évolue plus vite que l’espace. L’équilibre entre un « urbanisme des tracés » et ce qu’on appellera plus tard « un urbanisme des modes de vie » s’en trouve inversé. Cet effet de balancier n’a fait que s’amplifier jusqu’à renvoyer au second plan la notion même de projet urbain. Se développait alors l’idée que les tracés n’étaient plus la question, en oubliant que dans l’histoire, ce sont les liens physiques, devenus des liens sociaux, qui font patrimoine.
Une seconde évolution s’énonçait dans l’idée que « nous sommes passés d’une société de projet commun à une société de risque partagé (1) ». Cette transformation, peu remarquée alors, nous l’avons vue s’amplifier au fil d’une mondialisation mal vécue, du constat des ravages du réchauffement climatique, des développements des réseaux sociaux et, plus récemment, d’une pandémie inédite. Autant d’évènements mondiaux, voulus par personne mais partagés par tous, qui ont rendu compliquée l’idée de se projeter dans le futur. Dans un même temps, la recherche d’une densité vertueuse a suivi son chemin sans pour autant s’affranchir d’une logique de zone. Dans ce cadre fermé, l’urbanisme s’est focalisé durablement sur la production et l’optimisation des droits à construire. La ville s’est densifiée là où elle était déjà dense, les continuités naturelles ont été rompues et l’artificialisation des sols s’est amplifiée.
Dans cette ère fonctionnaliste, c’est une tout autre démarche que nous avons empruntée. En abordant la question du réemploi du bâti et des territoires, frappés par une désindustrialisation (que par ailleurs on peut juger aujourd’hui comme brutale et peu conséquente), nous avons fait un pas de côté. Le « déjà-là » et le « faire avec », pratiques totalement marginales à l’époque, sont devenus pour nous un mode de pensée qui sonnait le glas du zonage et des pratiques de la table rase. Comment ensuite, à partir de ces nouveaux paradigmes, aborder les questions plus larges du projet urbain et de l’échelle territoriale ? Trois projets, différents par leur nature, leur localisation et le rôle que nous allons y jouer, vont nous donner cette chance.
Dans les années 1980 : l’IBA de la Ruhr, en Allemagne
Dans l’une des régions les plus peuplées du monde, ce projet associe la dépollution d’un territoire, la restauration des paysages et la préservation du patrimoine industriel. Sur cette base, 90 ensembles bâtis urbano-architecturaux sont développés et incarnent l’esprit de l’exposition internationale d’architecture. Enfin un radweg (autoroute à vélos), conjugué avec la création du parc linéaire de l’IBA Emscher Park (1989–1999), relie ensuite ces projets sur plus de 200 kilomètres. Un dispositif urbain autonome et de grande ampleur réinvente l’art des tracés et relie toutes les grandes villes de la Ruhr. Il n’a pas pour objet d’être un projet urbain global traitant les maux d’une grande région sinistrée mais de redonner une fierté à ses habitants. Réaliser l’un de ces 90 projets (le TZU, centre technologique pour la gestion de la protection de l’environnement d’Oberhausen), c’était entrer pendant dix ans dans un processus unique de compagnonnage, associant l’échelle territoriale, le projet urbain et le projet architectural.
Au début des années 2000 : le SCoT « projet » de Montpellier
Établi sur 31 communes, la cohérence territoriale y est pensée par emboîtement des échelles et des problématiques. Ce projet, nous l’avons placé sous le signe de « l’inversion du regard » : considérer l’action urbaine dans une vision allant de l’extérieur vers le centre, et de la nature vers le bâti. Dans un maillage d’espaces naturels et de réseaux de tramways, un autre volet du projet aborde la question de la densité raisonnée. Un ensemble de zones d’intensité compose une forme urbaine hiérarchisée et resitue la question de la densité à l’échelle du territoire. Douze sites emblématiques vont ensuite servir de laboratoire urbain territorial. Sur 350 ha pour 1 000 000 de m², c’est la route de la mer que nous avons développée.
En 2008 : l’ancien aéroport d’Anfa, à Casablanca
À la même époque, nous installons une agence au Maroc pour aborder la question de l’urbanisation des grands territoires et, en particulier, la transformation de l’ancien aéroport de Casablanca. Sur 350 ha, pour 4 200 000 m² développés, il s’agissait de créer un pôle urbain qui soit à la fois local, métropolitain et rayonnant, en intégrant en son centre la future place financière du Maroc. Ce projet à grande échelle se situait, de fait, dans la continuité du laboratoire urbain casablancais, incarné, dans sa première époque, par l’esprit des urbanistes localistes du début du XXe siècle. Henri Prost, au Maroc, et Ernest Hébrard, à Thessalonique et Hanoï, y développaient les principes de villes associant un climat (ce que l’on peut interpréter maintenant comme une proto-écologie), une culture (respectant les tracés et les modes de vie existants) et un style : l’Art déco installera la modernité dans ces territoires.
Bernard Reichen
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Photo de couverture : Les ruelles étroites de Grasse (Alpes-Maritimes). Crédit : Lahcène Abib/Divergence
Photo : La route de la Mer, Métropole de Montpellier (SA3M). Crédit : Carta-Reichen et Robert Associés
Photo : Ancien aéroport de Casablanca – Anfa au Maroc. Crédit : Carta-Reichen et Robert Associés
1/ Zaki Laïdi, Le Sacre du présent, Flammarion, 2000.