Qui veut le plus doit le mieux
Tant de débats sur le « zéro artificialisation nette » (ZAN) et si peu sur les conséquences de la généralisation du renouvellement urbain et son corollaire : la densification. Épineuse pour les collectivités, redoutée par les opérateurs et décriée par le grand public, elle est la clé de voûte du développement à venir des villes. Alors pourquoi et pour qui densifier ? Et comment ?
Cela fait plus de trente ans et la promulgation de la loi d’orientation pour la ville (LOV) que le renouvellement urbain – « faire la ville sur la ville » – est supposé être devenu l’alpha et l’oméga des politiques d’aménagement et d’urbanisme. Trente ans que ce concept est repris et décliné à l’envi dans tous les textes de loi, les guides méthodologiques et les discours sachants ou politiques. Trente ans d’incantations, d’étalement urbain si peu contrarié et de renouvellement anecdotique dans le développement urbain.
Alors pourquoi tant d’intentions et si peu de concrétisations ? Pour des raisons cumulatives évidentes. D’abord, le renouvellement urbain coûte cher, il n’est jamais un jeu à somme nulle, il implique donc soit une compensation financière de la collectivité (sur le prix du foncier et/ou les coûts induits : démolitions, dépollutions, etc.), soit de construire plus, sur un périmètre restreint, plus dense donc. Ensuite, le renouvellement urbain est impopulaire, parce qu’il concerne des zones habitées ou pratiquées, parce que l’aménagement génère des nuisances et qu’il transforme le contexte – pour le meilleur (rarement mis en avant) et pour le pire (souvent monté en épingle). Enfin, le renouvellement urbain est complexe – il réclame plus d’ingénierie – et long, en raison des différentes procédures de libération du foncier : expropriations, opérations tiroirs, dépollution, archéologie préventive, chantiers propres, etc.
Produire la ville sur la ville implique donc la production de formes urbaines plus denses (qu’il est difficile de faire accepter), en ayant recours à des procédures astreignantes et risquées. Voilà pourquoi il est bien plus facile d’en parler que de le faire. Et s’il est désormais le mode de développement urbain préférentiel, il est saisissant de constater que ce nouveau statut – conséquence aussi logique que positive des fortes contraintes assignées à l’extension de l’urbanisation sur des espaces naturels ou terres agricoles de la réduction de l’artificialisation des sols – ne se traduise pas par de plus nombreux débats dans la sphère publique sur les conditions de son déploiement pour la production et l’aménagement « ordinaire » des villes, c’est-à-dire en dehors des friches et autres « objets » balisés et finançables. Bref, d’intégrer que nous sommes passés de : « Le renouvellement urbain, c’est mieux » à « C’est le renouvellement urbain ou (presque) rien ». D’autant que, du côté de la sphère privée, des propriétaires et des opérateurs, le message semble avoir été bien compris depuis un certain temps déjà, à en juger par le renchérissement des valeurs foncières et immobilières et par les prises de position manifestement spéculatives. Mais il faut reconnaître que cette question du renouvellement urbain, qui est celle de la densification des villes, pose légitimement de nombreuses questions, qui sont autant de matière à débat sur ses fondements : pourquoi – au-delà de la réduction de l’artificialisation – faire la ville dense ? Sous-entendu : pour qui ? Et pour quoi ? Sous-entendu : pour quelle économie, pour quels bénéfices ?
Le plus, pas partout
À en croire les discours dominants, les besoins en logement seraient si grands et en tout lieu que le renouvellement urbain s’imposerait de lui-même partout. Or, nous avons tous en tête que sur le territoire national, une majorité de villes et intercommunalités connaissent des dynamiques atones, sans demande, sans marché ni opérateur, et ne se renouvellent pas ; tandis que là où la demande est forte et le marché prospère, le renouvellement est spontanément à l’œuvre, à bas bruit. Il y a des territoires où évoquer la densification revient à proposer un emplâtre sur une jambe de bois, d’autres où cela revient à recommander un placebo à un bien portant. Peut-être touchons-nous subrepticement du doigt le vrai problème, la vraie question de la densité et une des raisons pour lesquelles elle occupe tant les débats. Ce n’est pas parce que les habitants, les usagers, sont réfractaires par principe à plus d’urbain, plus de hauteur ou plus d’emprise, mais parce qu’ils se demandent si leur territoire, leur communauté habitante en ont véritablement besoin, et que le plus souvent, pour des raisons très différentes, ils considèrent que ce n’est pas le cas.
Dans les villes et les territoires sans croissance ou en marasme relatif, les projets de renouvellement et densification convoquent souvent de mauvais souvenirs, tout particulièrement celui de la frénésie des programmes immobiliers soutenus par les dispositifs de défiscalisation et leurs zonages : à Montauban, Brive-la-Gaillarde, et bien d’autres villes moyennes du Sud-Ouest et d’ailleurs, au milieu des années 2000, d’innombrables immeubles sont venus se fracasser contre le mur de la demande inexistante pour constituer autant de « friches neuves », avec pour conséquence un dérèglement délétère des marchés locaux, une colère des propriétaires et un mauvais ressenti des populations. Dans les secteurs dits « tendus », c’est une autre source d’insatisfaction qui accompagne les opérations de renouvellement urbain : en dehors des habituelles fractions de programme réservées aux logements sociaux, elles sont considérées comme adressées en priorité aux seuls ménages locaux les plus aisés, et surtout aux investisseurs extraterritoriaux, français ou étrangers. Ainsi, sur la Côte d’Azur, au Pays basque, en Savoie, ou en Normandie, la grande majorité des habitants considère que la densification est une double peine : elle modifie leur cadre de vie et, surtout, elle ne leur profite pas. La question de la densité est donc à resituer systématiquement dans une analyse et une projection d’urbanisme qui est aussi un projet de société.
Des jeux de dupes
Mais l’urbanisme réglementaire est aujourd’hui devenu un exercice de méthode et de réponse à des injonctions normatives qui n’appelle ni ne souffre presque aucune modalité d’adaptation locale. Pour preuve, les si nombreuses incohérences constatées à l’examen de certains plans locaux d’urbanisme (PLU) ou les grandes difficultés d’application pour d’autres. Il est insensé de découvrir des dispositifs réglementaires comme des orientations d’aménagement et de programmation (OAP) bien trop ambitieuses, au-delà même de l’incantatoire, dans des territoires sans dynamique. Mais il est encore plus aberrant de constater que dans certains territoires en tension, les PLU développent, presque machinalement, des dispositifs réglementaires destinés à favoriser le réinvestissement urbain et la densification (en réponse aux injonctions de l’État dans le cadre de l’association à leur élaboration ou révision), que les collectivités refusent ensuite de mettre en œuvre pour les bonnes raisons qu’elles ne veulent pas autant de développement, ou en tout cas pas celui ainsi autorisé, et qu’elles n’en ont pris conscience qu’une fois leur document opposable. Combien de promoteurs, combien d’architectes ont été confrontés au cours des dix dernières années à la situation absurde – risible si elle n’avait pas autant de conséquences, financières ou autres – de déposer un permis de construire parfaitement conforme au PLU en vigueur, mais refusé par la collectivité locale concernée ? Une collectivité locale qui se défend généralement en expliquant qu’elle aurait été contrainte, aurait cédé aux pressions de l’État au terme du long et fastidieux processus d’élaboration ou de révision du PLU, dans le seul but de le faire enfin aboutir. Une collectivité dont les élus et fonctionnaires se retrouvent, à l’instruction de ces projets, confrontés aux réactions des riverains face à la mise en œuvre de règles dont ils considèrent qu’elles ne sont pas bonnes pour le commun en ce qu’elles portent atteinte au contexte, mais surtout qu’elles produisent un développement urbain et des ensembles immobiliers qui ne sont ni pour eux ni pour leurs enfants.
La densification de l’urbain constitué doit se traduire par des insertions urbaines des constructions plus réfléchies et qualitatives.
De leur côté, confrontés à des refus difficiles à comprendre et à accepter, et fragiles, dans la mesure où, bien souvent, leur contestation devant un tribunal semble avoir toutes les chances d’aboutir, les promoteurs et autres pétitionnaires se considèrent comme victimes de décisions arbitraires, démagogiques. Passons sur les raisons qui les poussent, dans l’immense majorité des cas, à ne pas contester ces refus devant la justice, mais plutôt à revenir vers les propriétaires, pour renégocier leurs promesses, et vers les architectes, auxquels ils demandent de nouveaux projets, sans honoraires supplémentaires : ces sujets mériteraient un article chacun. Mais revenons sur ces plans locaux d’urbanisme intercommunaux (PLUi) qui, le plus souvent encore, ont été élaborés loin des élus et – malgré le respect des exigences légales en matière de concertation publique – loin du grand public ; ces procédures en forme d’exercices qui croisent des données de systèmes d’information géographique (SIG) avec des tableurs pour définir des velums, lesquels sont justifiés alors même qu’aucun débat n’a eu lieu pour savoir s’ils étaient acceptables.
Introduire le gagnant-gagnant-gagnant
Ce que les promoteurs et autres pétitionnaires n’ont pas nécessairement compris à ce stade pour la plupart d’entre eux, c’est que la densité ne pourra pas se déployer par la simple augmentation volumique de leurs programmes, avec les mêmes réflexes programmatiques, les mêmes exigences typologiques. Les élus qui vont examiner leurs projets vont parfois découvrir (ou feindre de découvrir) le potentiel de renouvellement de leur document d’urbanisme, et ses conséquences sur la trame urbaine et le paysage, l’identité d’un quartier, et anticiper la réaction des riverains à la lecture du permis de construire une fois affiché. Ils vont chercher, dans ces projets, les qualités et innovations qui seraient à mettre dans la balance d’une empreinte bâtie plus forte, selon une logique gagnant-gagnant-gagnant : plus de droits à bâtir pour l’opérateur, plus d’aménités urbaines (plus de biens publics ou communs) et plus d’opportunités résidentielles pour les habitants. La densification de l’urbain constitué doit se traduire par des insertions urbaines des constructions plus réfléchies et qualitatives, le ménagement de lieux et d’espaces pour le lien social, la biodiversité, le confort climatique, et la production de logements plus grands, plus fonctionnels, plus désirables… et accessibles. La réalisation de ces objectifs pose de nombreuses questions sur les modes de faire, au niveau de l’urbanisme réglementaire, d’une part, et de l’urbanisme (pré)opérationnel, d’autre part. Partant du principe que faire la ville sur la ville est devenu LE mode de développement de l’urbain, les PLUi devraient améliorer leurs diagnostics des tissus urbains dits constitués et développer de nouveaux outils réglementaires pour mieux stimuler et encadrer le renouvellement urbain : règles et servitudes, OAP bien plus réfléchies, mieux exprimées graphiquement et argumentées. En l’état actuel des budgets des PLUi, et des compétences au sein des services des collectivités comme des bureaux d’études, il est difficile de penser que ce véritable pas de géant est susceptible d’être accompli.
Au niveau (pré)opérationnel, il n’est pas envisageable de généraliser les dispositifs conventionnels – zones d’aménagement concerté (ZAC) et concessions d’aménagement – à toutes les opérations de renouvellement urbain, car ce sont des procédures très (trop) lourdes à mobiliser, sans compter les risques contentieux induits. Elles continueront à encadrer le rapport gagnant-gagnant-gagnant dans les grandes opérations, comme elles le font depuis des dizaines d’années. Mais quid des petites et moyennes opérations qui constitueront l’essentiel des projets de renouvellement ? Il y a, bien évidemment, la préemption foncière par les collectivités et leurs opérateurs, mais des objectifs raisonnables de renouvellement sont, dans cette hypothèse, totalement hors de portée des moyens mobilisables. Il y a également tous les documents de droit privé, de type « charte », qui peuvent engager une collectivité et un opérateur, mais ils sont extrêmement fragiles juridiquement et régulièrement cassés par la justice. Ce véritable défi des questions posées par l’accompagnement du renouvellement urbain est-il considéré aujourd’hui à sa juste mesure ? Rien n’est moins sûr, et pourtant le risque est grand : en l’absence de réponses à court terme, nous pourrions assister à un blocage massif du développement urbain. Si la crise immobilière actuelle joue, en la matière, les trompe‑l’œil, il y a des raisons d’espérer : des collectivités, des opérateurs, des urbanistes, des juristes… réfléchissent à des solutions très diverses pour être prêts à l’heure de la reprise. Mais l’horloge tourne.
Julien Meyrignac
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Photo de couverture : Les ruelles étroites de Grasse (Alpes-Maritimes). Crédit : Lahcène Abib/Divergence
Photo : Vue de la vieille ville à Cannes. Crédit : AmyW/Unsplash