Thomas Clerc : « Ce livre est une vaste performance déambulatoire »

Après un premier livre consacré au 10e arrondissement de Paris, paru en 2007, Thomas Clerc signe un second volet explorant cette fois le 18e, terre de haute densité et de très grands contrastes. Un texte foisonnant, drôle et poétique. Rencontre avec le lauréat du prix Wepler-Fondation La Poste 2024.

Cet essai sur le 18e arron­dis­se­ment est le deuxième sur le thème Paris, musée du XXIe siècle. Ce titre est-il un par­ti pris ?

Oui. C’est un titre un peu impo­sant. J’avais l’ambition de par­cou­rir l’ensemble du ter­ri­toire pari­sien – même si, à ce rythme-là, ça va être com­pli­qué… L’idée de départ était un pro­jet glo­bal, comme Bal­zac avec La Comé­die humaine. Évi­dem­ment, il y a une réfé­rence au livre de Wal­ter Ben­ja­min Paris, capi­tale du XIXe siècle, avec laquelle je joue, mais qui est assez dif­fé­rente, puisque Paris n’est plus la capi­tale du XXIe siècle. Il faut être rai­son­nable. La France est un pays qui n’est plus ce qu’il était, dans un sens. Et c’est quand même un titre iro­nique, dans la mesure où c’est un oxy­more. « Musée » ren­voie au monde ancien, alors que le XXIe siècle, c’est aujourd’hui. Il y a une ten­sion entre le pas­sé et le pré­sent, entre les valeurs posi­tives et plus cri­tiques qu’il y a dans « musée ». « Musée » a, pour moi, d’abord une valeur posi­tive, j’insiste là-des­sus, c’est un acte de moder­ni­té, c’est une créa­tion de la Révo­lu­tion fran­çaise, c’est un endroit où il y a de la beau­té. Sim­ple­ment là, la beau­té n’est pas figée, aca­dé­mique, c’est une beau­té au pré­sent. Les gens ont sou­vent ten­dance à atta­cher aux musées une valeur néga­tive à cause de la muséi­fi­ca­tion. Or, je leur ren­voie ceci : vous avez quand même du plai­sir à aller au Louvre, au centre Pom­pi­dou, au musée de la Marine, etc. ? Le musée a une valeur ambi­va­lente, à la fois extra­or­di­nai­re­ment moderne tout en ren­voyant à un cer­tain fige­ment de Paris.

Après le 10e, voi­ci donc le 18e. Vivez-vous dans l’arrondissement ?

Abso­lu­ment, c’est ma règle. Il faut vivre l’arrondissement, être en immer­sion. Sinon, j’aurais l’impression d’être exté­rieur à mon ter­rain. Cela me gêne­rait, car l’aspect local est impor­tant, qu’on sai­sit mal quand on est un tou­riste dans une ville étran­gère. Une règle éthique, en quelque sorte, c’est d’être ins­crit dans le ter­ri­toire que je décris. Pour ne pas être en vision sur ton banc, en vision extérieure.

Il s’est écou­lé dix-sept ans depuis votre texte sur le 10e. Pour­quoi par­ler main­te­nant du 18e ?

C’est lié, d’une part, à mon ins­tal­la­tion dans le 18e, que je ne connais­sais fina­le­ment pas très bien, et, d’autre part, à cette période du confi­ne­ment qui nous a cir­cons­crits dans un ter­ri­toire par­ti­cu­lier. Cela m’a don­né envie de tirer par­ti de la contrainte sociale et poli­tique qui nous était impo­sée et de com­men­cer à décrire le 18e. Tout n’est pas mar­qué par le confi­ne­ment, mais il y a des élé­ments selon la chro­no­lo­gie du livre, j’ai mis trois ans à écrire le livre. Des pas­sages sont plus mar­qués par le confi­ne­ment, notam­ment la rue du Poteau ou l’avenue de Cli­chy. C’est à la fois la décou­verte d’un nou­veau quar­tier, la fidé­li­té à un pro­jet, car je suis un homme têtu, une façon de réagir au chan­ge­ment que connaît cette ville, que connaissent toutes les villes du monde, et aus­si mon chan­ge­ment per­son­nel, au sens que je ne suis pas le même homme qu’il y a dix-sept ans.

Qu’est-ce qui a chan­gé dans votre approche d’un livre à l’autre ?

Il y a des « bornes », soit des élé­ments des­crip­tifs qui reviennent et per­mettent de ryth­mer le texte. Ce sont, en fait, mes obses­sions urbaines : ça peut être un contact, une ambiance, etc. J’ai repris cer­taines des bornes du pre­mier livre – il y a des choses qui font tou­jours par­tie des mêmes obses­sions – mais il y en a des nou­velles. Un exemple tout simple : la borne « por­table », c’est-à-dire les phrases que je sai­sis au vol dans la rue dans les dis­cus­sions télé­pho­niques. C’est une chose nou­velle et on ne peut pas en faire l’économie. Cette borne n’est pas acti­vée régu­liè­re­ment, mais elle est remar­quable parce qu’elle ren­voie à une occu­pa­tion de l’espace très dif­fé­rente, par le ver­bal et par le technologique.

Dans le même ordre d’idées, il y a les nou­velles mobi­li­tés, les trot­ti­nettes élec­triques, les pistes cyclables…

Oui, tout à fait, et je fais part d’une per­for­mance assez polé­mique qui s’appelle la « Per­for­mance trot­ti­nette », qui consiste à « vio­len­ter » les trot­ti­nettes [en livre ser­vice, ndlr], qui, main­te­nant, ont dis­pa­ru. C’était assez effi­cace sur la butte Mont­martre, car on peut en faire tom­ber un cer­tain nombre, par effet domi­no. Cela cor­res­pond à une détes­ta­tion de cet engin, sachant que je n’aime pas non plus l’idée contre­pro­duc­tive de faire gagner du temps aux gens. Ce gain me semble être une impos­ture, dans la mesure où il se com­pense par une perte énorme de temps, par ailleurs, dans la tech­no­struc­ture. En quoi avons-nous besoin de gagner plus de temps aujourd’hui ?

Vous avez évo­qué Wal­ter Ben­ja­min qui, avec Le Livre des pas­sages, s’était lui-même ins­pi­ré du Pay­san de Paris, de Louis Ara­gon. Vous ins­cri­vez-vous dans ce sillage littéraire ?

Oui, mon titre y fait réfé­rence, évi­dem­ment, bien que je ne sois pas phi­lo­sophe comme Ben­ja­min. Je ne me mets pas dans son sillage, mais c’est une réflexion impor­tante parce qu’il y a une dimen­sion sémio­lo­gique chez lui qui me touche. J’aime cet esprit XIXe-XXe siècles, entre la socio­lo­gie et la lit­té­ra­ture, avec une approche maté­ria­liste. L’approche de Ben­ja­min est très intel­lec­tuelle, elle me nour­rit, mais j’envisage la rue, la ville, comme un usa­ger réel, je dirais.

Dans ce livre de presque 600 pages, 425 rues, places, etc., sont explo­rées. Quels sont les prin­ci­paux constats que l’on peut faire d’un arron­dis­se­ment comme le 18e ?

Je n’avais pas d’idées a prio­ri sur le 18e. J’étais un nou­vel arri­vant et je me suis mis dans une posi­tion de pas­si­vi­té : en le tra­ver­sant, je me suis lais­sé tra­ver­ser. C’était à la fois la décou­verte de mon quar­tier et d’endroits dans les­quels je n’étais jamais allé, comme le cime­tière de Mont­martre. Ce qui m’a été confir­mé, c’est qu’il y avait un aspect très hété­ro­gène dans l’arrondissement, eth­ni­que­ment, socia­le­ment, archi­tec­tu­ra­le­ment. Vous avez des quar­tiers très popu­laires, comme la Goutte‑d’Or et La Cha­pelle, où j’habite, des quar­tiers plus neutres, comme Jules-Jof­frin ou Cli­gnan­court, et puis le quar­tier plus bour­geois des Grandes-Car­rières. Entre l’avenue Junot et le bou­le­vard Bar­bès, entre la basi­lique du Sacré- Cœur et la mos­quée de la rue Myrha, entre Jules Jof­frin et le quar­tier La Cha­pelle Inter­na­tio­nal, qui vient de sor­tir de terre, il y a des dif­fé­rences majeures. C’est l’un des arron­dis­se­ments de Paris où cette hété­ro­gé­néi­té est la plus pro­non­cée, de loin.

Pro­pos recueillis par Rodolphe Casso

Lire la suite de cet entre­tien dans le numé­ro 441 « Dense, dense, dense » en ver­sion papier ou en ver­sion numérique

Pho­to de cou­ver­ture : Les ruelles étroites de Grasse (Alpes-Mari­times). Cré­dit : Lah­cène Abib/Divergence

Pho­to : Tho­mas Clerc. Cré­dit : Mathieu Zazzo

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