Sybil Cosnard, paysagiste et urbaniste, a fondé CITY Linked en 2010, une société de conseil en stratégies urbaines, afin d’accompagner les acteurs des territoires publics et privés dans les politiques d’aménagement.
La prise en compte du genre dans l’aménagement est un sujet encore bien obscur pour beaucoup d’acteurs de la ville et de ceux qui la pratiquent. Lorsque la question leur est posée de manière informelle, les réponses sont révélatrices de la méconnaissance de cette notion : « C’est une manière d’étiqueter les gens»; « Je ne sais pas le définir »; «C’est ce qui fait qu’une femme et un homme sont traités différemment dans la société ». Il est certain que la domination masculine a marqué l’aménagement de nos territoires. Les hommes ont créé nos lieux de vie et ont imprimé leurs marques et leurs repères sur la fabrique de la ville, avec des résultats parfois mitigés.
Combien de villes ont subi des conceptions d’urbanisme sur dalle qui aujourd’hui sont encore, pour beaucoup, difficiles d’accès, sources d’insécurité et d’inconfort. Le résultat de ce type de conception est préjudiciable pour tous. Alors ignorer l’interaction entre genre et ville risque de rendre la ville toujours plus inégalitaire, mais cette prise en compte ne se décrète pas. Elle se construit étape par étape en changeant notre manière de penser la ville. Un territoire pour tous, beaucoup d’acteurs qui font la ville le revendiquent et l’écrivent, mais qui le fait vraiment ?
La ville pour tous, quelle réalité ?
Il y a avant tout de la pédagogie à apporter à cette ambition, car le « pour tous » renvoie à la notion d’inclusion, et qui dit inclusion dit souvent méconnaissance et donc défiance. C’est pourquoi il est primordial d’expliquer en quoi tous les publics n’ont pas un accès égal à la ville. Aujourd’hui, qu’est-ce qui fait qu’une femme est exclue de certains espaces ? En quoi la conception des logements cantonne les seniors à la perte d’autonomie, les enfants au repli sur la sphère privée ? Quant aux personnes en situation de handicap, comment peuvent-elles prendre pleinement part à la vie de la cité ?
Nos aménagements de territoires et ceux qui les façonnent ignorent encore trop souvent, dans la conception des projets urbains et immobiliers, la pluralité des publics. Être autonome en ville, participer à la vie de la cité, pratiquer la ville sont autant d’enjeux que nos projets doivent intégrer pour tendre à un territoire égal pour tous.
Au cours du xxe siècle, l’aménagement de nos territoires s’est fait au profit de la voiture et de la spécialisation des espaces. Ce changement s’est accompagné du développement de la perception des espaces publics comme des lieux de danger. Ainsi, ces tendances ont accentué l’abandon de la rue par les enfants au profit d’un processus de repli de ces derniers dans des espaces institutionnalisés (par exemple, les aires de jeux clôturées).
Sur la question du vieillissement, les plus de 65 ans représentent 20 % de la population. En 2040, ce sera 26 % et pourtant ils sont encore beaucoup en retrait de l’espace public du fait d’aménagements inadaptés (pour mémoire, la distance à laquelle une personne âgée a besoin en moyenne de faire une pause est de 300 à 500 mètres).
Par ailleurs, les personnes âgées se confrontent à un environnement en perpétuelle évolution auquel elles doivent s’adapter. Le recensement des besoins et attentes des seniors révèle notamment un meilleur accès aux services, un cadre de vie bien entretenu, le besoin de sécurisation et de confort, mais surtout, et en priorité, le sentiment de continuer à être utiles et à être aimés.
Pour les personnes en situation de handicap, l’accessibilité universelle est un préalable. Elle se réfère en particulier à la capa- cité, sur la chaîne de déplacement, à accéder aux espaces et aux ressources. Depuis le logement jusqu’au lieu de destination, en passant par la voirie et les transports, chaque espace doit pouvoir être accessible en toute sécurité et sérénité. Nous en sommes encore loin d’autant lorsque le traitement d’un handicap sur l’espace public peut rentrer en conflit avec la gestion d’un autre handicap.
Sensibiliser les acteurs de l’aménagement et repenser la gouvernance des projets
Avoir un accès égal à nos territoires selon que l’on est âgé, jeune, handicapé est encore trop peu abordé dans l’intervention urbaine de nos villes et villages. Le problème, c’est que les professionnels de l’aménagement continuent à planifier pour certains au lieu de planifier avec eux. Ces publics se retrouvent à faire partie du décor au lieu de faire partie des acteurs. En agissant ainsi, nous ne parvenons pas à faire remonter l’avis de toutes et de tous.
S’engager pour une ville pour tous, c’est agir pour une meilleure sensibilisation de toutes les parties prenantes des projets et repenser la gouvernance pour mieux les intégrer. Il s’agit aussi de mieux placer l’usager au cœur des réflexions avec des interventions intégrant mixité, usages, accessibilité et temporalité.
Aider à la prise de conscience des enjeux de nos territoires pour tous est donc la première pierre à l’édifice. Faire la ville pour tous commence sans aucun doute sur les bancs de l’université ou des écoles qui forment les futurs professionnels de l’aménagement. En effet, des thématiques telles que le handicap, le vieillissement, la prise en compte du genre ne font que rarement l’objet d’enseignement spécifique. Et au-delà, les maîtres d’œuvre, bureaux d’études techniques (BET), opérateurs… aussi bien formés à cette dimension soient-ils, ne pourront créer, à eux seuls, la ville pour tous. Qu’en est-il des élus, des collectivités, des services de l’État ? Les actions de sensibilisation doivent donc se généraliser.
En premier lieu, il s’agit de veiller à la diversité des profils au sein des équipes. Encore trop souvent, les acteurs de l’aménagement ne sont pas représentatifs des territoires dans leur ensemble. Il manque de diversité dans ces profils. Au-delà des grandes caractéristiques propres à chaque acteur, la coloration professionnelle des porteurs de projet est centrale.
C’est, par ailleurs, l’occasion de mener un travail de concertation tout au long de la démarche, mais aussi d’assurer la continuité des interlocuteurs lors des projets. Puis, s’appuyer sur des acteurs locaux dans une logique partenariale, c’est mobiliser le tissu entrepreneurial, associatif, commerçant.
Concevoir à travers les notions de mixité, d’usage, de temps et d’accessibilité
La mixité programmatique est devenue depuis quelques années un invariant dans la conception des quartiers et autres projets immobiliers. Elle permet la création d’un environnement dans lequel chacun peut se loger, travailler, s’amuser, se détendre, soit avoir accès à l’ensemble des aménités urbaines dans la proximité. La mixité fonctionnelle se joue également dans la diversité des espaces conçus au sein d’un même quartier, amenant à des ambiances différentes au sein desquelles tout un chacun peut s’identifier et s’épanouir.
En complément, penser l’accessibilité universelle, la préfiguration des lieux avant transformation, la prise en compte des usages à diverses heures de la journée sont autant d’ingrédients indissociables afin que les projets soient plus ancrés dans les territoires d’accueil.
Une fois dressé ce portrait, le parcours est encore long pour faire en sorte que nos territoires soient égaux pour tous. Tous ces publics évoqués, et il en existe bien d’autres, ne peuvent donc pas être exclus de nos réflexions lorsque l’on parle de la question du genre. Chaque territoire a ses particularités et c’est pour cette raison qu’il est primordial de l’analyser, d’aller à la rencontre et à l’écoute de ses besoins et de proposer ainsi des réponses adaptées, tant en termes de produits immobiliers que d’aménage- ment des voiries et espaces publics ou autres équipements. Ces projets doivent répondre aux besoins de tous ceux qui vivent, travaillent, pratiquent un territoire.
Il est temps que l’ensemble des acteurs qui contribuent à aménager nos territoires prennent leurs responsabilités. Que nous changions nos pratiques et nos mentalités. Pour que les territoires deviennent enfin un espace d’égalité réelle pour tous les publics !
Sybil Cosnard
© D. R.