La promesse d’universalisme des villes – leur essence historique – se heurte aux réalités socio-psychologiques de l’époque, où l’autonomie de l’individu est devenue un absolu au passage d’une société de consommation globale à une société de consommation personnalisée, d’une économie de marché à une société de marché qui installe des relations clients-fournisseurs et dans laquelle mon identité – ce que je suis, ce que je ressens – l’emporte sur tout. De ce point de vue, il est manifeste que les identités culturelles ont supplanté les identités économiques et sociales, structurant l’essentialisme, le repli identitaire et le communautarisme.
Si la ville est le théâtre de ces évolutions, elle est aussi le seul lieu possible d’un renouvellement et redéploiement de l’universalisme. Pour y parvenir, il convient de réenvisager ses fondements universalistes ; soit, pour reprendre le philosophe Thierry Paquot, « la combinaison heureuse de l’urbanité, la diversité et l’altérité ». L’urbanité étant « la capacité à échanger et communiquer » ; la diversité, « la pluralité des âges, des sexes, etc. » ; et l’altérité, « la capacité à reconnaître l’autre dans sa différence ».
Ces fondements semblent aujourd’hui globalement altérés, alors même que nous n’avons jamais été aussi conscients de former une humanité. Le digital et l’explosion des mobilités ont réduit les distances et les différences ; et que l’on constate l’émergence d’une conscience mondiale, notamment sur les questions écologiques et le réchauffement climatique.
Comment l’expliquer ?
Sans doute parce que nous sommes collectivement angoissés par la peur, la fragilité et les questions d’identité. La peur, la colère, la joie… sont autant d’états affectifs, d’expériences subjectives, éprouvés individuellement, mais qui peuvent concerner le collectif et, de ce fait, la politique. Les discours sur l’effondrement du monde participent indéniablement à l’installation de la peur. Or, comme l’écrit le philosophe Jean-Pierre Dupuy, « annoncer que la catastrophe est certaine, c’est contribuer à la rendre telle » ; mais la passer sous silence, ou en minimiser l’importance, conduit au même résultat. Face au danger, la peur ne peut rien, au contraire. La fragilité fait partie de ce qui compose l’humanité : il n’y a pas d’humanisme si chacun ne prend pas conscience, accepte et ne fait reconnaître sa fragilité. Or, cela est difficile dans un monde où gagner, conquérir, posséder constituent le lexique dominant.
Comment valoriser la fragilité ? En expliquant qu’il n’y a pas la fragilité collective d’un côté et la robustesse individuelle de l’autre – discours installé par les marchés contre les religions et les liens sociaux – et que c’est même l’inverse qui a toujours soutenu le progrès.
Le repli identitaire reflète la volonté du plus grand nombre de réussir dans l’existence. Ne pas réaliser des attentes souvent excessives (cf. les images de luxe, calme et volupté diffusées par les médias) conduit certains à désigner un coupable : l’autre. Pourtant l’épanouissement de l’identité est dans le mélange, comme la définit l’historienne et philosophe Mona Ozouf : « L’identité n’est pas pour moi une essence, mais une construction jamais achevée. C’est une construction subjective et narrative. »
Pour renouveler la promesse d’universalisme des villes, il faut que les collectivités maîtres d’ouvrage intègrent ces questions de peur, fragilité et identité : en renforçant les approches en sciences sociales et sciences du vivant pour relativiser et positiver les constats ; et en faisant évoluer les délégations des élus pour les sortir des habituels silos (environnement, économie, etc.) et périmètres afin de mieux objectiver et rassurer, investir le collectif et garantir la diversité.
Plus que jamais dans leur histoire contemporaine, les villes doivent être appréhendées, conçues, administrées au prisme de l’humain, l’urbanité, la diversité et l’altérité et non comme des territoires d’efficacité technique et économique. Pour permettre le renouvellement de leur promesse universaliste nécessaire à notre vie en commun.
Jean-Yves Chapuis, consultant en stratégie urbaine et projet urbain.