La prospective, ça ne sert à rien (mais faites-en quand même)
« Le passé est su, le présent est connu, l’avenir est pressenti. Ce qui est su est objet de récit, ce qui est connu objet d’exposé, ce qui est pressenti objet de prophétie », disait Schelling. Dans les petits plaisirs coupables du consultant que je suis, il y a la revue des pressentiments du passé lointain à l’égard du passé proche.
Dans certains cas, on a vu juste : « Quelle incroyable prescience ! » En général, nous sourions à un tissu d’âneries. Non, l’urbanisme n’a pas été transformé par les véhicules volants; le transport collectif ou individuel n’a pas conquis de manière significative, malgré les très pittoresques illustrations des années 1920, la troisième dimension.
Le statut du discours produit par la prospective n’y change rien. Qu’elle soit issue d’un discours savant, celui du démographe, de l’économiste, du géographe, de l’ingénieur et du technologue. Qu’elle soit issue de la partie plus artistique de notre rapport à l’avenir, écrivain de science-fiction, designer, chasseurs divers de tendances et de signaux faibles (ah, les signaux faibles !).
La prospective est remplie d’erreurs
Donc, pour commencer, en enfonçant des portes ouvertes, la prospective est remplie d’erreurs. Ce que nous prenons pour un phénomène marquant à un instant t s’avère un ballon de baudruche à t + 1 ou t + 2. Ce phénomène est particulièrement marqué dans le domaine des technologies, qui sont un élément structurant dans tout exercice de prévision. Les raisons de ces mauvais jugements sont multiples et anciennes, en voici quelques-unes :
Le biais cognitif. Nous sommes tous des petits enfants. Nous adorons les gadgets et sommes facilement impressionnables par la nouveauté. Notre optimisme naturel tend à nous faire extrapoler de nouveaux usages qui n’arrivent pas, ou qui ne progressent que beaucoup plus lentement qu’anticipé. Jules Vernes a imaginé que le phonographe allait remplacer le journal, et un siècle et demi après, la revue Urbanisme est encore distribuée dans un solide format papier.
Le biais culturel. Il nous pousse, collectivement, à nous figurer que des technologies vont avoir des usages grand public, car nous vivons dans une société de consommation où ce type d’évolutions a eu lieu (on a inventé des tissus en fibre synthétique pour parachutes, et on en a fait des collants). En réalité, dans beaucoup de domaines, notamment ceux des équipements collectifs où une mobilisation importante et de très longue durée de capital expenditure est nécessaire, ça ne bouge pas si vite. Exemple, l’automatisation des lignes de métro ou de train. Elle avance à son rythme, comme d’ailleurs la MAAS (mobility as a service) qui reste une expérience de pensée.
La courbe de la hype. Dans une économie avancée, impossible pour les États de planifier les prochaines étapes en termes d’innovation de rupture. Les fonds d’investissement procèdent donc à une décision d’allocation de ressources de manière décentralisée. Si vous voulez de l’argent, faites rêver les gens avec la promesse d’applications à horizon moyen ou court : investisseurs, technologues, hauts fonctionnaires, décideurs de l’univers corporate. Pendant douze à trente-six mois, vous pouvez recevoir un tombereau d’argent, avant l’inévitable déception. On attend toujours le grand soir de la smart city, pour l’instant on a eu les détecteurs de mouvement sur les réverbères.
Jules Verne ou Cassandre
Parfois, les prévisions ont tapé dans le mille. La possibilité d’une grande épidémie de type grippal, propagée par un virus issu d’un réservoir animal, a été bien identifiée des années avant le Covid, et a fait l’objet d’un nombre significatif de rapports publics. Nouriel Roubini a expliqué qu’il y aurait une crise de la dette, et les subprimes sont arrivés. Pour autant, la prédiction juste n’a eu qu’une utilité marginale, au sens où on n’en a peu tiré d’implications pratiques. Les procès conduits par l’opinion n’y font rien. Changer le cours d’une décision publique demande de faire évoluer le consensus, un fort niveau d’agilité, de nombreux rapports publics et beaucoup, beaucoup de temps. Et surtout, il y a beaucoup, beaucoup de bruit. Tout le temps. Partout. Le débat public éclairé génère un volume considérable de thèses, d’avis d’experts, de mises en garde, d’analyses contradictoires. Au sein de ces immenses quantités de paroles échangées, il paraît complexe d’identifier avec précision les éléments de prospective les plus solides.
Donc la prospective, c’est Jules Verne ou Cassandre : des erreurs naïves ou des vérités auxquelles on ne croit que trop tard.
Les acteurs publics qui déclenchent des grands exercices de prospective, voire qui créent des dispositifs de veille prospective en sont pour leurs frais. Qu’on mobilise des cabinets de méthodologues de la prédiction, des techno-prophètes du monde digital qui vient, des experts académiques (au sérieux parfois dévoyé par la nécessité de faire des « coups » médiatiques), le résultat en termes de qualité de la prévision n’est pas significativement supérieur à l’effet placebo consistant à aller lire son horoscope. Soit l’expert accompagne le décideur public dans le franchissement de portes ouvertes, soit il monte en épingle des signaux faibles dont la plupart ne se réaliseront pas, ou pas comme on l’avait prévu, réduisant ainsi la portée pratique des livrables.
En somme, au-delà du fil de l’eau, on n’y voit rien.
Pas d’autre approche que les essais et erreurs
Ces constats sont amplifiés par des facteurs liés à l’état des sociétés dans lesquelles nous évoluons: Les économies de l’OCDE sont situées à la frontière technologique. Autant, pendant les Trente Glorieuses, on pouvait mener des approches de planification, car nous savions vers où aller (imiter les États-Unis), autant la Chine et l’Inde savent encore pour quelque temps quoi faire (imiter les États-Unis), autant la direction dans laquelle va l’économie constitue un brouillard absolu. Il est aujourd’hui impossible de déterminer quels secteurs feront l’objet d’innovation de rupture, non par manque de moyens prospectifs, mais du fait de la notion même de « rupture ». Il n’existe, en la matière, pas d’autre approche que les essais et erreurs.
Les sociétés occidentales sont arrivées à un palier en termes d’individualisme. L’ensemble des institutions capables de prescrire des comportements de manière globale et homogène a connu ou connaît une déconstruction profonde : religion, patrie, politique, idéologie, consommation, patriarcat, genre, spécisme, géographie, etc. Le troupeau de Panurge étant éparpillé, nous ne savons donc vraiment pas les attentes, aspirations, souhaits des individus, et la direction qu’ils prendront.
La prise de conscience est opérée que la nature ne constitue pas un ensemble inerte de ressources à exploiter. Nous arrivons à la fin d’une logique linéaire d’expansion par la conversion du stock (naturel) en flux (économique), qui constituait une direction bien commode pour à peu près toutes les entreprises humaines, de nature technique, géopolitique ou urbanistique et d’aménagement du territoire.
Face à ces constats, il est opportun de mettre en avant la vertu de la prospective comme exercice préparatoire, davantage que comme outil de prédiction. L’élaboration de scénarios prospectifs à la qualité de la prise de décision est faible, surtout si l’étude fournit des trajectoires très différenciées sans pouvoir réduire le niveau d’incertitude.
En revanche, la contribution de telles approches à la préparation organisationnelle et à la planification opérationnelle est extrême, au sens où elle nous oblige à envisager la possibilité que les choses ne se passent pas comme prévu, que des facteurs méconnus aujourd’hui deviennent des faits massifs demain, et que nos plans, savamment orchestrés, doivent être remis en cause. Les plans de bataille étant les premières victimes de la guerre, une telle préparation a le mérite de forcer les décideurs à penser des modes opératoires résistants et flexibles.
Si nous sommes capables de nous adapter à des cas extrêmes, même dans un mode de fonctionnement dégradé, alors ce gain en termes de souplesse nous permettra d’affronter plus sereinement l’avenir. Gain faible en termes de qualité de la décision, apport extrême aux enjeux de gouvernance, d’organisation, de processus, de mécanismes d’allocation des ressources, de planification opérationnelle : la prospective, repensée comme un entraînement à l’adaptation et un exercice de mise en mouvement collectif, a de beaux jours devant elle.
Romain Lucazeau
© Estelle Lefevre