Gérard Mauger : « Des clivages de classe sociale plus que des clivages d’âge »
Gérard Mauger, sociologue, directeur de recherches émérite du CNRS et auteur d’Âges et générations (La Découverte, 2015), revient sur la notion de générations, ses différentes définitions, comment elles se constituent, et comment elles sont parfois récupérées.
Le concept de « générations », tel qu’on le comprend à notre époque, est-il récent ?
Non, la notion est très ancienne et elle est présente dans différentes disciplines. Elle est utilisée par la biologie, la psychologie, mais aussi par les psychanalystes, les historiens ou les anthropologues. Comme ces derniers, les sociologues s’y sont intéressés depuis fort longtemps ; en 1920, je crois, François Mentré distinguait les générations familiales des générations sociales. Les générations familiales permettent de situer les positions successives dans une lignée : la génération des parents, celle des grands-parents, des arrières grands-parents, etc. La notion de génération sociale est beaucoup plus floue. Sous cette notion, on désigne des personnes qui ont à peu près le même âge et dont on pense que, vivant à la même époque dans la même société, elles seraient dotées d’une vision du monde qui leur serait propre. Une génération sociale aurait, en quelque sorte, une mentalité spécifique…
Est-ce que vous croyez aux notions de générations X, Y, Z, comme on en parle actuellement ?
Je vous avoue que ce genre d’inventions me laisse assez rêveur. Il s’agit bien, en effet, d’inventions médiatiques dont il faudrait interroger la pertinence. On fabrique à tout propos de nouvelles générations sociales dont on peut douter qu’elles existent ailleurs que « sur le papier ». C’est une manière comme une autre de décrire le monde social dont on peut se demander si elle ne sert pas surtout à écarter d’autres représentations possibles… Le fait est qu’on pourrait mettre en évidence un usage immodéré de la notion de génération au cours des dernières décennies. En fait, il y a deux façons qui permettent de rendre compte de l’apparition d’une nouvelle génération sociale. La première recourt à l’idée de « mode de génération ». Dans cette perspective, il s’agit d’identifier une rupture dans la façon dont les générations successives sont socialement construites. Tout un chacun est d’abord socialisé dans une famille, avant de l’être par l’école, puis par le travail, etc. Pour qu’apparaisse une génération distincte de la génération antérieure, il faut supposer qu’elle a été socialisée autrement, produite socialement par d’autres mécanismes, d’autres cadres institutionnels.
Le deuxième schème générateur de générations sociales est celui dit de « l’évènement fondateur », qui est suffisamment marquant et de portée suffisamment générale pour porter à conséquences et engendrer des générations distinctes. Prenons l’exemple de la Chine : le Xiaxiang, à l’époque de Mao Zedong, désignait l’envoi à la campagne de tous les jeunes universitaires. On peut supposer que ce genre d’évènement marque une génération. Un exemple plus proche géographiquement, mais plus éloigné dans le temps, est celui de la guerre de 1914–1918. Quatre ans de tranchées, ça marque ! Tous les jeunes hommes, à peu près au même âge, y ont eu droit. On a parlé aussi d’une « génération de mai 1968 », mais l’exemple est moins convaincant : certains y ont participé, d’autres non, et les modes de participation sont extrêmement différents. Par ailleurs, il est permis de douter que « les soixante-huitards » aient tous quelque chose en commun…
Mais ce schème de l’évènement fondateur est extrêmement utile, quand on est en mal d’inspiration : on isole un évènement, dont on suppose qu’il est fondateur, et on invente la génération correspondante. Pour dire, par exemple, que ceux qui sont nés avec des écouteurs dans les oreilles forment une génération sociale distincte [la génération Y, ndlr], il faudrait montrer en quoi cette innovation la démarque de la précédente. Or, c’est sans doute plus facile à dire qu’à faire. Certes, on peut constater dans le métro que les jeunes sont équipés d’une prothèse manuelle (le téléphone) et on peut supposer que son usage assidu exerce des effets. Ça en a sûrement, mais de là à dire que ces effets sont tels qu’ils créent un clivage qui les démarque de ceux qui les précèdent ou qui les suivent…
Propos recueillis par Rodolphe Casso
Lire la suite de l’entretien avec Gérard Mauger dans le numéro 440 « Générations » en version papier ou en version numérique
Crédit : Gérard Mauger. Photo : Philippe Labrosse/Divergence
Photo de couverture : Le village du Bois Bouchaud, à Nantes, ensemble médico-social intergénérationnel de la Croix-Rouge. © Thomas Louapre / Divergence