IA et urbanisme : une question de libertés et de choix civique
L’IA soulève des questions sociales et territoriales. Elle reflète et amplifie les inégalités de genre et géographiques existantes. Ces défis requièrent la vigilance des urbanistes. Ils doivent s’emparer de ces enjeux pour assurer un développement équitable de l’IA dans nos territoires, reconnaissant son impact sociétal au-delà des aspects purement techniques.
Les intelligences artificielles ne sont pas qu’un nouvel avatar de la smart city, avec ses limites et ses controverses. Antoine Picon (1) avait montré combien l’imaginaire de la ville automatisée, vectrice de données techniques, s’est construit dès la révolution industrielle et sur plusieurs décennies. Ce qui s’amplifiait au début du XXIe siècle était porté par une convergence des réseaux techniques numériques interopérables (smart grids), de l’émergence des données de masse (big data) et des modèles ouverts (open data). Nous assistons pourtant au franchissement d’un nouveau cap depuis moins de dix ans. Les grands modèles de langage (Large Language Model – LLM), de plus en plus étendus, associés à une augmentation des capacités de calcul s’imposent comme de nouveaux paradigmes dans l’organisation des modes de travail, de décision, mais aussi du fait de leur empreinte spatiale et environnementale.
Les urbanistes se saisissent déjà de la palette d’outils offerts par les interfaces à disposition pour générer des images, modéliser des phénomènes, cartographier différemment des données, analyser des informations de masse. Rien de neuf à l’horizon : la discipline de l’urbanisme est née du maniement de la donnée, fondée sur des appareils statistiques souvent publics. Elle a accompagné depuis deux cents ans l’avènement des administrations modernes. Elle s’est transformée à mesure que l’informatique se sophistiquait et que les sources de données se multipliaient.
Ce qui frappe dans l’évolution actuelle est le contraste entre la haute connaissance nécessaire à la formation d’un langage d’IA et la simplicité offerte à l’utilisateur final pour s’en saisir, sans réellement en comprendre les fondements. Cette dissociation accrue entre connaissance technique et maniement opérationnel n’est pas sans risque. Les biais de l’IA sont connus dans la formation de certains algorithmes. Les données ne sont pas neutres, nous rappellent les chercheurs Jérôme Denis et David Pontille : elles ont besoin d’être opérées, guidées, compulsées. Les algorithmes s’entraînent sur des masses de textes, de chiffres, d’images, qui reflètent une certaine vision du monde, au point parfois de créer des aberrations – les hallucinations – dans ce qui est généré.
Former les urbanistes pour outrepasser une IA genrée
Mais au-delà de la boîte noire technique, la vision sociale que nous construisons de l’IA en dit long sur le défi tant professionnel que civique qui se profile. Pour évoquer l’IA, les projecteurs se braquent systématiquement sur des hommes entrepreneurs des licornes de la tech, alors que des femmes sont ignorées, jusqu’à la caricature. Il n’y a pourtant aucun algorithme qui n’implique cette inégalité, elle est inconsciemment construite, développée et se structure de notre seul fait. Cette situation de grave inégalité entre les femmes et les hommes dans l’industrie de l’IA peut-elle à son tour dégénérer dans le secteur de l’urbanisme à mesure qu’il se transforme sous son influence ? Côté maîtrise d’œuvre, ce ne serait que renforcer une tendance, hélas, ancrée. Dans les agences d’architecture et d’urbanisme françaises, le déficit de dirigeantes tourne à l’absurde quand on le compare au nombre de femmes formées à ces métiers – les hommes dirigent, les femmes exécutent –, et ça n’est pas acceptable. Côté maîtrise d’ouvrage, il a fallu des décennies pour que des femmes soient élues à la tête des exécutifs métropolitains et municipaux, nommées aux plus hautes fonctions dans les collectivités et leurs satellites, et au sein de l’État. Une pratique de l’urbanisme transformée par l’IA ne saurait se résumer à ses défis techniques, elle doit être sérieusement considérée d’un point de vue de l’égalité professionnelle entre femmes et hommes.
La formation aux métiers de l’urbanisme est une des clés pour répondre à ce défi. Elle doit équiper celles et ceux qui s’y destinent en diffusant une culture de l’IA tant technique – savoir-faire – que réflexive – maîtriser les limites et les conséquences sur notre pratique. Le regard réflexif doit aussi intégrer la question de l’intelligibilité de ce qui est produit. La compréhension d’un résultat autant que des sources qui ont précédé sa génération devient essentielle.
Étienne Riot
Lire la suite de cet article dans le numéro spécial 6 « Fabrique de la ville — La révolution IA » en version papier ou en version numérique
1/ Antoine Picon est directeur de recherches à l’École nationale des ponts et chaussées (ENPC) et professeur à la Graduate School of Design de l’université Harvard. Ses recherches et son enseignement portent sur l’histoire croisée des sociétés, des techniques, de l’espace architectural et urbain. À l’ENPC, il est membre du Laboratoire techniques, territoires et sociétés (Latts) (ndlr).
Photo de couverture : Jumeau numérique de la région métropolitaine de Barcelone (détail). Crédit : Aretian
Photo : Oslo, le data center de Skygard s’insère dans le tissu urbain. Crédit : A‑Lab