La loi Trace va « affamer nos enfants », vraiment ?
Timothée Hubscher, directeur de la planification et de la résilience des territoires du groupe SCET, analyse les évolutions de l’objectif Zéro Artificialisation Nette des sols (ZAN) en 2050 suite à l’adoption en première lecture au Sénat de la proposition de loi TRACE (Trajectoire de réduction de l’artificialisation concertée avec les élus), le 18 mars dernier.
Au lendemain du vote de la TRACE ou 3ème édition de la loi ZAN, j’ai été stupéfait par les propos tenus par certains : « Peut-on affamer ses enfants ? » Pour glaner un petit moment de gloire, la formule se veut dans l’air du temps ; populiste. En effet, les concours de punchlines et de likes tendent aujourd’hui à nous faire oublier le poids et le sens des mots.
Il est important de rappeler que si cette proposition de loi TRACE a été ainsi rédigée, c’est que le ZAN est dans une situation d’impasse. Rejeté par un grand nombre de territoires, notamment ruraux, il est considéré par une part importante d’élus comme une énième obligation descendante, déconnectée des réalités territoriales et appliquée de manière brutale, faisant la part belle aux territoires qui ont été les plus consommateurs au cours de la décennie passée. Cela ne veut pas dire que ces derniers ne considèrent pas la sobriété foncière comme un enjeu majeur.
Les élus ont globalement assimilé que c’était une condition sine qua none pour préserver la biodiversité, réduire les vulnérabilités (notamment face au risque inondation), réduire notre impact sur le climat ou encore assurer notre souveraineté alimentaire. Au contraire, je vois peu d’élus qui ne cherchent pas à faire autrement et posent un nouveau regard sur le déjà-là. La loi de juillet 2023 (2ème édition du ZAN) devait déjà répondre à cette problématique. Elle n’en a pas réglé les problèmes de fond. Elle a généré, via la garantie communale, une nouvelle complexité dont nous nous serions bien passés. Restée sur une logique comptable de l’urbanisme, elle a juste essayé de desserrer le cadre réglementaire et les modalités d’application sans changer fondamentalement de stratégie, de méthode et des outils : fiscaux, financiers, réglementaire…
Alors est ce que la TRACE constitue un enterrement en 1e classe du ZAN ? Et résout-elle les problématiques du ZAN ou crée-t-elle plus de problèmes ?
Je vous propose une analyse qui ne se veut pas dogmatique, ce qui semble aujourd’hui guider un certain nombre de « commentateurs », mais qui se veut pragmatique, à hauteur des collectivités qui doivent mettre en œuvre le ZAN et nourrie de nos nombreux accompagnements dans les territoires.
Décalage de l’objectif de ‑50% de 2031 à 2034
Il semblerait que ce soit l’article de la discorde. Reculer sur la notion de ‑50% (ou le supprimer tel que c’était proposé initialement dans la PPL), « Voilà une preuve bien tangible que la mort du ZAN est souhaitée », comme l’affirment théâtralement certains observateurs. Soyons factuels et réalistes, le temps d’action pour atteindre l’objectif en 2031 est insuffisant au regard de l’inertie des démarches d’élaboration ou d’évolution des documents de planification (4 à 6 ans de travail) et de leur délai d’application. Un objectif irréaliste est un objectif contre-productif. Les PLU(i) lancés dès 2021 vont être approuvés avant les élections (dans les meilleurs des cas). Ils n’auront donc que 5 ans pour agir sur une période de 10 ! Pour ceux qui ont été engagés récemment, par des élus (courageux… ou peureux de l’échéance 2028) qui ont finalement décidés de se lancer, ils seront approuvés juste avant 2031. Trop tard pour influer sur la période !
Et nous le constatons : depuis 2021, la consommation d’espaces stagne à 20.000ha/an – soit 60.000ha en 3 ans –, c’est-à-dire presque 50% de l’objectif 2021–2031.
Si nous voulions influer rapidement sur la trajectoire de consommation d’espaces, les auteurs de la loi auraient dû s’attaquer à la fiscalité (supprimer la possibilité de défiscaliser en extension urbaine, augmenter la taxe d’aménagement automatiquement en extension, etc.). Nous aurions sans doute déjà économisé au moins 5.000ha/an.
La TRACE répond-elle à cela ? Non, et c’est sa plus grande faiblesse car tant que les outils fiscaux et financiers ne seront pas alignés avec l’objectif, la réduction de la consommation d’espaces tardera et se fera dans la douleur.
La TRACE recule de 3 ans l’objectif de ‑50% et maintient l’objectif de zéro consommation nette d’espaces à 2050. L’impact est donc au maximum de 30.000ha consommés en plus par rapport à ce qui était attendu par la loi Climat et Résilience. Au final, nous serons en dessous des 30.000ha puisque l’objectif à 2031 n’aurait pas été tenu. Dans tous les cas, ce ne sont pas 30.000ha d’ENAF qui affameront nos enfants – même si c’est beaucoup –, mais il faut raison garder.
Atteindre les ‑50% en 2034 reste un objectif ambitieux pour des PLU qui devront être approuvés en 2029 et non plus en 2028. L’erreur vient sans doute de la temporalité de révision des SCoT et PLU(i) qui auraient dû être maintenue pour atteindre l’objectif en 2034. Ce qui veut dire que les territoires doivent reconstruire leur projet en intégrant ce nouveau paradigme. Ce travail devra être mené rapidement et ce même si les ‑50% sont attendus pour 2034, car ce travail de fond ne peut se faire en un jour. Les territoires qui n’ont pas encore engagé ces travaux risquent d’être contraints dans leurs choix pour remplir leurs obligations.
Vous l’aurez compris, au-delà du totem « ‑50% en 2031 », cet objectif ne change strictement rien. Il ne permet que de définir un objectif atteignable en prenant en compte la réalité des temps de révision des documents d’urbanisme (SCoT et PLU), mais ne règle pas le problème des outils permettant d’accélérer l’effectivité d’une baisse de la consommation d’espaces. De plus, de nouvelles dérogations ont été intégrées, et cela va à l’encontre même de l’objectif.
De nouvelles dérogations ont par ailleurs été intégrées alors qu’elles vont à l’encontre même de l’objectif. Oui, la sobriété foncière est une contrainte, mais une contrainte absolument nécessaire. Il n’y a aucune raison d’intégrer des dérogations. Les territoires doivent pouvoir construire leurs trajectoires en fonction de leurs contextes territoriaux. Pour des projets exceptionnels, s’il y a surconsommation, il faudra compenser via un financement adapté de la renaturation. Au même titre, la loi TRACE aurait dû remettre en cause la garantie communale. Il faut espérer que l’Assemblée nationale aura le courage de l’enterrer définitivement.
Suppression de l’artificialisation pour revenir à une notion de consommation d’espaces
Là encore, les commentaires acerbes ont fusé de toute part. Sur le plan conceptuel et intellectuel, la notion d’artificialisation est une notion extrêmement intéressante. Elle doit permettre de ne plus traiter seulement de l’espace mais également de la nature du sol et de ses propriétés (notamment ses capacités d’infiltration …). Ce nouveau regard porté sur les sols était prometteur.
Néanmoins, depuis la parution du décret de novembre 2023 visant à définir la notion d’artificialisation, patatras ! L’intérêt de cette notion même a été tué dans l’œuf. Tous les jardins au sein de parcelles bâties de moins de 2.500m² (surface qui correspond à 5 et 10 maisons individuelles) y sont en effet considérés comme artificialisées. Or, ces mêmes jardins sont essentiels pour l’infiltration des eaux en tissu déjà fortement artificialisés et pour la biodiversité accueillant bien souvent plus d’espèces qu’un grand nombre d’espaces agricoles. Cette règle réduit ainsi drastiquement la différence entre la consommation d’espaces et l’artificialisation. Par ailleurs, la définition de l’artificialisation issue du décret susmentionné est technocratique et très complexe. Elle est peu appropriable par les élus, donc peu acceptable et sera donc difficilement applicable. En effet, elle génère des incompréhensions sur la méthode à mettre en œuvre pour son calcul et tend à fragiliser encore plus les PLU(i) dont les annulations sont de plus en plus nombreuses. Ce constat est renforcé lorsque nous élaborons, comme cela se fait actuellement, des documents d’urbanisme qui sont à cheval sur les deux notions : la consommation d’ENAF jusqu’à 2031 puis l’artificialisation à partir de 2031.
De fait, revenir à une notion de consommation d’espaces est une bonne chose. Il aurait été de « bon ton » que la loi TRACE intègre une définition de la consommation d’ENAF, quitte à l’élargir pour intégrer les bâtiments agricoles aujourd’hui hors périmètre alors même qu’ils sont impactants.
La trajectoire ZCENAF s’appliquera également à l’Etat
Atteindre le zéro consommation nette d’ENAF en 2050 ne se fera pas sans une implication de l’Etat sur les projets d’envergure nationale et européenne (Pene) dont il assure la maîtrise d’ouvrage. Là encore, les dérogations n’ont pas de sens. L’Etat doit montrer l’exemple et doit à ce titre construire sa trajectoire de sobriété foncière. La TRACE intègre cette obligation et c’est une bonne chose.
Quelles conclusions pouvons-nous tirer de ces considérations ?
- Nous sommes dans un contexte d’instabilité juridique sur le sujet du ZAN, avec des corrections apportées ici et là laissant penser aux territoires qui n’ont pas agis qu’ils ont eu raison de le faire. Au-delà du message négatif, il me semble que ceux qui ont avancé seront mieux préparés. Il est donc indispensable de ne pas mettre en pause les travaux en cours – la TRACE n’étant pas une remise en cause profonde – d’autant plus si les dérogations sont rognées par le débat parlementaire.
- Il n’y a toujours pas de loi visant à construire une fiscalité du ZAN. Cela fait 3 ans que les professionnels de l’urbanisme le disent et, à ce jour, force est de constater son absence. Il faut pourtant savoir que celle-ci est indispensable si nous ne voulons pas que la réduction de la consommation d’espaces se fasse à petits pas.
- Nous ne sortons pas du chiffre. Les ‑50% ont juste été décalés dans le temps, ils deviennent donc plus réalistes, mais sont potentiellement toujours aussi déconnectés des réalités territoriales. La contractualisation Etat, Région, EPCI sur une trajectoire ZAN aurait été sans aucun doute plus efficace.
- Le report des délais des documents d’urbanisme n’est pas un bon signal. Ceux qui n’ont pas engagé les travaux à date sont déjà en retard : 2029 arrive dans 4 ans, avec d’ici là une élection municipale.
Cette loi TRACE est donc imparfaite. Elle est, sur certains aspects, plus pragmatiques et peut encore être corrigée par l’Assemblée nationale. Cette dernière pourrait supprimer la garantie communale et les dérogations, ou encore demander une contractualisation permettant à l’Etat, à la Région, voire aux départements de se positionner auprès des EPCI comme des partenaires stratégiques dont les financements seraient à la hauteur des engagements des territoires en termes de trajectoire de sobriété foncière.
Au regard de ces éléments, nos enfants risquent d’être malades, du fait de certaines pratiques agricoles et industrielles qui dégradent notamment les sols et la qualité de l’eau (PFAS, pesticides…), avant d’être affamés. Et ce n’est pas la TRACE qui en sera responsable.
Timothée Hubscher