La terre qui reste
Imaginons une situation : quinze hectares de forêt ancienne, pas une plantation stérile comme une filière bois bien peu vertueuse les exploite, non, une forêt riche et diverse, rasée pour un projet de zone d’activité, un tiers de millions de mètres cubes d’excavation, des talus de quatorze mètres écrasant des tourbières, interrompant les aquifères du plateau granitique, en tête de bassin-versant.
Les organismes officiels consultés pour l’étude d’impact qui s’inquiètent des effets sur l’approvisionnement en eau, sur les modifications du PLU qui ont rendu le lieu, pourtant en rupture d’urbanisation, miraculeusement constructible. Ladite étude, dont la lecture atterre n’importe quel urbaniste, est un tissu d’approximation, qui fait passer le trafic des camions ainsi généré pour un gain économique et les actes brutaux d’un génie civil d’un autre âge pour une compensation paysagère.
Le juge, enfin, qui ne donne pas raison à un collectif citoyen mobilisé sur un référé, et qui, finalement, autorise la collectivité à couper tous les arbres. Les citoyens malmenés par les élus, empêchés de réunion… Cette situation existe (1), elle témoigne de dizaines d’autres situations réparties sur le territoire national, certaines plus inquiétantes encore, à l’image de l’inconcevable projet de l’A69 dans le Sud-Ouest, où les citoyens qui alertent et manifestent sont pratiquement traités comme des terroristes.
L’épaisseur rigoureuse du droit à l’environnement accumulé depuis cinquante ans, comme la connaissance de la fragilité de notre environnement et des phénomènes délétères, déjà à l’œuvre, pourraient laisser penser que cette atteinte à « la terre qui reste » soit une simple fiction malheureuse. D’autant que le diagnostic comme le pronostic sont partagés et accessibles aux élus, comme aux experts ou à l’administration – car les préfets ne sont pas en reste dans ce désastre –, et que personne ne pourra dire, face aux enfants d’aujourd’hui devenus grands, que les dommages furent commis par ignorance.
Ces atteintes au vivant sont aussi des atteintes à la raison, puisque des documents aussi protocolaires que les études d’impact et autres études environnementales, pourtant portés par une approche scientifique et un cadre réglementaire des plus rigoureux, peuvent justifier l’injustifiable, et devenir le sinistre instrument d’une destruction qu’ils sont censés prévenir.
Enfin, ces atteintes au vivant sont des atteintes à la démocratie, tant elles dégradent la confiance en notre capacité à décider collectivement de meilleures options, étant donné la conscience tragique des phénomènes en cours, cela dès aujourd’hui.
Il y a bien sûr des exceptions qu’il importe de mettre en valeur, des actions de « réparation » qui s’amplifient, à l’instar des métropoles malmenées par cinq décennies d’artificialisation, et un mouvement des consciences citoyennes qui pourrait inciter à l’optimisme. Mais constatons que la rupture attendue n’a pas lieu, que l’on continue de dépenser de l’argent public pour faire des routes, que le trafic aérien reste protégé, que le consumérisme règne, que l’artificialisation continue, ou que les pratiques agricoles sont celles d’un autre siècle…
Notre paradigme économique demeure extractiviste, selon une croissance invasive à peine perturbée par une très ambiguë correction « écologique ». Et donc, on coupe des forêts pour créer des emplois, quoi qu’il arrive. Alors que cette supposée richesse économique est menacée par les changements planétaires en cours.
Outre un sursaut législatif pour remettre le droit de l’environnement à l’œuvre, nous avons besoin d’un profond changement de culture. L’urbanisme y contribue. Il faudra sans doute, comme le suggère Sébastien Marot (2), que l’« urbanisme » change de nom, modifie sa trajectoire, ses outils et ses perspectives. Et parte, avant toute chose, du soin à apporter à « la terre qui reste ».
Frédéric Bonnet
Grand Prix de l’urbanisme 2014, professeur à l’Ensa de Saint-Étienne
1/Il s’agit du bois de Bramard, au nord du plateau du Velay, dans la Haute- Loire. Un exemple parmi des centaines, hélas !
2/Sébastien Marot, enseignant et historien spécialisé dans la théorie de l’architecture, est l’une des principales voix de la conceptualisation du paysage et de la conception des environnements ruraux (ndlr).
Un commentaire
Soulenq
15 mai 2024 à 10h48
Végétalisé, oui , mille fois oui et conserver les espaces de culture et d’élevages !
Mais où est la cohérence ?
D’un coté la loi ZAN qui sanctuariser le foncier agricole, de l’autre la foultitude de projets publics et privés agrivoltaiques , au nom de l’autonomie énergétique mais surtout bien plus rémunérateurs que le kilo de viande ou de céréales cultivés.…..
D’autant que peu de toits publics et privés accueillent des panneaux photovoltaiques …
Qui peut m’expliquer ?
Et je ne parle pas de la traçabilité des panneaux , quasi tous asiatiques.…