« La visualisation des données numériques est née bien avant le numérique »
Caroline Goulard pratique la visualisation de données depuis quatorze ans. Elle a cofondé Dataveyes, spécialisé dans les interactions humains-données, et Modality, outil de planification de la mobilité durable.
Comment avez-vous été amenée à développer une activité autour de la visualisation de données ?
J’ai débuté dans le secteur de la visualisation de données à un moment où elle était plutôt dominée par les outils et les cas d’usage de business intelligence [informatique décisionnelle à l’usage des décideurs, ndlr] ; au moment où, justement, de nouvelles technologies web et l’amélioration des navigateurs ont permis de faire de la visualisation de données dans le navigateur et donc de la rendre accessible à un public bien plus large. C’est ce qui a ouvert la porte à un vocabulaire visuel plus riche en visualisation de données.
À cette époque, les nouvelles librairies de développement, comme Raphael.js et surtout D3.js, ont permis de faire ce qui était, jusque-là, réservé à des outils « métier » ou scientifiques très lourds et, donc, de développer la visualisation de données sur des sujets beaucoup plus grand public. Pouvoir faire de la visualisation de données dans le browser (le navigateur) a changé les approches de leur représentation qui était, selon moi, un peu écartelée entre des approches très techniques, utilitaristes, et des approches créatives, aux frontières de l’art numérique.
Nous avons, dès l’origine, travaillé dans le domaine des transports, parce qu’il y a énormément de données et beaucoup de besoins en visualisation (cartes, serpents de charge, etc.). Jusque-là, les représentations sur les transports étaient très « métier », hyper-riches en données, mais intelligibles et réservées à ceux qui ont été formés à les interpréter. Nous nous sommes dit que nous avions le savoir-faire pour rendre celles-ci plus accessibles.
Certains considèrent que ce mouvement de la data visualisation a appauvri les contenus des représentations.
Je ne sais pas s’il y a appauvrissement. Et si tel était le cas, je ne suis pas certaine que ce soit à mettre totalement au débit de la massification des données et des nouvelles représentations numériques. Déjà, la visualisation de données est née bien avant le numérique. Les travaux des spécialistes de la sémiologie graphique – comme Jacques Bertin ou Edward Tufte – ont concerné tous les domaines de représentation, dont la cartographie, au cours des années 1960. Ils ont décrypté les capacités du cerveau à lire de l’information visuelle, étudié l’effet de tel signe en termes de capacités à véhiculer du sens, les liens entre ce que vous voyez et ce que vous comprenez. Ces travaux ont irrigué les professions de la publicité, la communication, etc., mais aussi celui de la cartographie.
La réflexion sur les codes et les règles de visualisation de données, leur normalisation, leur épuration datent d’avant la révolution numérique. Cela dit, on peut malgré tout convenir que le numérique a produit une forme d’appauvrissement, mais je dirais moins « voulu » qu’avec la sémiologie graphique, plus subi, par manque de compétences. Avec la massification des données et leur complexification, il est devenu difficile de visualiser les données « à la main », en dessinant. La solution de facilité, qui ne demande pas d’expertise en développement ou en data science, consiste alors à utiliser des outils génériques comme Excel. Mais le vocabulaire visuel d’Excel est limité : bar chart, pie chart, line chart… Cela ne permet pas d’exprimer de l’information complexe.
Pour aller plus loin, il a fallu – il faut – former des professionnels à la conceptualisation, à l’analyse et à la visualisation des données. Derrière les systèmes d’information géographique [SIG], il y a, le plus souvent, des super-techniciens de la donnée, mais pas toujours des architectes de l’information, capables de définir des indicateurs adaptés à un public cible et à un résultat cible, ni des experts de leur représentation. Qui ont été, de plus, longtemps limités par les capacités des outils SIG, en termes de souplesse et de qualité de ces représentations. Et en cartographie, comme dans n’importe quel type de visualisation de données, on ne peut pas faire à la fois du très générique et du très pertinent. Soit, on utilise des outils qui prennent n’importe quel jeu de données en input, et sortent automatiquement une visualisation générique, sans pousser la représentation, par exemple pour restituer des indicateurs de business intelligence.
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Propos recueillis par Julien Meyrignac
©Dataveyes