La place des artistes dans la fabrique urbaine

Jeanne Varaldi est artiste et chercheuse. Son travail in situ s’inspire des territoires : des formes urbaines à la parole des habitants qu’elle recueille. Elle revendique la place des artistes dans la fabrique urbaine.
En 2023, elle collabore avec l’École urbaine et la Maison des arts et de la création de Sciences-Po pour l’organisation du cycle de conférences « Dessiner la ville : faire place aux artistes dans la fabrique urbaine ».

 

La ville a tou­jours ins­piré les artistes. Le Paris de Caille­botte dépeint les grandes ave­nues transformées par Hauss­mann à la fin du XIXe siècle. L’atmosphère oscille entre impres­sion de monu­men­ta­lité et soli­tude. Dans les années 1950, le peintre français Fer­nand Léger observe la période de recons­truc­tion et évoque ces édifices d’acier assemblés dans les villes. À la même époque, les prémices de l’art concep­tuel repoussent les limites de l’expression artis­tique. L’idée, l’expérimentation et le pro­ces­sus prennent le pas sur la forme finale de l’œuvre. Des arts visuels aux arts vivants, les pro­po­si­tions se diver­si­fient et se mul­ti­plient. Aujourd’hui, la création en espace public consti­tue un mou­ve­ment de fond de l’art contem­po­rain. Paul Ardenne, his­to­rien de l’art, nomme « art contex­tuel » ces pra­tiques artis­tiques qui inves­tissent l’espace urbain ou le pay­sage, en don­nant tou­jours la prio­rité au contexte.

L’artiste sort de son ate­lier, de la gale­rie ou du musée pour créer in situ. Chris­to et Jeanne-Claude, le labo­ra­toire d’art urbain Stal­ker ou encore l’artiste américain Gor­don Mat­ta-Clark peuvent être cités comme des pra­ti­ciens de l’art contex­tuel, dont les pra­tiques sont plu­rielles. Le géographe Luc Gwiazd­zins­ki uti­lise, quant à lui, le terme de « géo‑artistes », pour désigner celles et ceux qui inves­tissent l’espace public. Ils ne sont pas tous artistes de for­ma­tion. Ils peuvent être archi­tectes, urba­nistes, desi­gners ou scénographes – convain­cus de la nécessité de modi­fier l’espace public par le biais de pra­tiques expérimentales. Ces pra­tiques artis­tiques peuvent-elles trans­for­mer les ter­ri­toires ? Pour­quoi et com­ment asso­cier les artistes à la fabrique de la ville ?

 

Place des artistes dans la fabrique urbaine :
l’artiste trans­forme notre façon de voir et de vivre la ville

Dans le champ des arts visuels, les jeux gra­phiques qui ren­versent les signes et les lignes de la ville sont nom­breux. Par­mi les pra­tiques ins­pi­rantes, citons les ana­mor­phoses de l’artiste Georges Rousse, les affi­chages publi­ci­taires détournés par OX, ou encore le pro­jet « Tra­verses », d’Aurélien Bory, pour l’île de Nantes, qui trans­forme le mar­quage rou­tier en un entre­lacs de courbes. C’est un tra­vail sur la per­cep­tion de l’espace et sur ses usages.

L’anthropologue Tim Ingold, dans Une brève his­toire des lignes, nous rap­pelle que nous habi­tons le monde en nous déplaçant. Notre exis­tence ne se résume pas à des points d’attache ou à des des­ti­na­tions, mais bien aux tra­jets que nous réalisons : « Le monde habité est un maillage réticulaire de ces pistes qui, tant que la vie suit son cours, conti­nuent à se tis­ser. » L’artiste inter­vient dans ce maillage en pro­po­sant un mar­queur visuel, un point d’étape ou un nou­veau par­cours pour celui ou celle qui vou­dra faire un pas de côté.

L’artiste peut aus­si obser­ver et révéler les usages. L’historien et phi­lo­sophe Michel de Cer­teau nous invite à explo­rer la ville vécue dans L’Invention du quo­ti­dien, des pra­tiques ordi­naires de l’espace aux récits qui font les lieux. La sen­si­bi­lité et la liberté de l’artiste lui per­mettent de décrypter cet espace vécu. C’est un fil rouge de ma pra­tique artis­tique per­son­nelle. En 2023, j’ai mené l’enquête en vue d’une expo­si­tion dans une ancienne cli­nique en tra­vaux. J’ai retrouvé le per­son­nel soi­gnant et recueilli leurs témoignages, pour intégrer ces ver­ba­tims à même le mur, dans l’espace d’exposition. Ces bribes de conver­sa­tion ponc­tuaient l’installation tem­po­raire « Genius Loci », rap­pe­lant que l’espace est façonné par ces récits et mémoires. S’inspirant de la socio­lo­gie ou du jour­na­lisme, l’artiste s’imprègne du ter­ri­toire et mène sa propre enquête.

Ce der­nier a donc la capa­cité de décrypter et trans­for­mer l’espace urbain. Georges Per­ec nous le rap­pelle : « L’espace est un doute : il faut sans cesse le mar­quer, le désigner ; il n’est jamais à moi, il ne m’est jamais donné, il faut que j’en fasse la conquête. » Il y a un tra­vail conti­nu de lec­ture, de décryptage et d’écriture de l’espace. Nour­rie par les cadastres, les plans- masses et les ana­lyses de flux en tout genre, cette lecture‑écriture peut aus­si être éclairée par l’intervention des artistes.

À tra­vers le prisme de son archi­tec­ture, de son his­toire, mais aus­si de ses usages, de ses rythmes et de ses ten­sions, l’artiste s’autorise une per­cep­tion esthétique, sen­so­rielle, voire émotionnelle des lieux. Au-delà des formes, l’historienne de l’art Estelle Zhong Men­gual nous montre que le pro­jet artis­tique peut être pro­ces­sus. Elle nous parle du col­lec­tif anglais Lone Twin (Gregg Whe­lan et Gary Win­ters) qui construit un voi­lier en 2011, à par­tir de plus de 1 000 objets donnés. Ils voyagent d’abord dans le sud-est de l’Angleterre pour invi­ter le public à leur lais­ser un objet en bois, puis s’installent près de Chi­ches­ter où ils pro­posent des per­ma­nences pour que les habi­tants par­ti­cipent aux étapes de la construc­tion du voi­lier. L’artiste pose le cadre pour un pro­jet par­ti­ci­pa­tif mobi­li­sa­teur. Ce der­nier exemple montre bien tout le poten­tiel que les espaces de création, en tant que tels, offrent aux artistes et au territoire.

 

Place des artistes dans la fabrique urbaine :
pas de création sans lieu de production

Les pro­jets de création artis­tique nécessitent des espaces de pro­duc­tion, des res­sources et des moyens dédiés. Si l’expression artis­tique est de plus en plus plébiscitée dans l’espace public, son corol­laire – l’atelier – ne trouve pas tou­jours sa place en ville. L’urbaniste et socio­logue Elsa Vivant sou­ligne ce « para­doxe de la ville créative »: de plus en plus portées par des stratégies qui valo­risent la créativité et la culture, les métropoles excluent pour­tant les artistes lorsque les dyna­miques de gen­tri­fi­ca­tion ne sont pas conte­nues. C’est igno­rer que les espaces de pro­duc­tion ont le poten­tiel d’activer une économie locale résiliente et inno­vante. En se connec­tant à d’autres corps de métiers, à des réseaux d’artisans et de four­nis­seurs, les artistes créent de l’activité économique. Les espaces de pro­duc­tion sont aus­si des lieux de savoir-faire : tra­vail du bois, du métal, du verre…

Ces espaces de pro­duc­tion peuvent être hybrides – intégrés à un tiers-lieu, à un espace de bureau ou même au rez-de-chaussée d’une habi­ta­tion, il s’agit d’en redéfinir la forme. Ils peuvent être des lieux ouverts et com­muns, qui pro­posent des ate­liers pour les habi­tants et des ouver­tures ponc­tuelles au public. La préservation de ces espaces nécessite une volonté forte de la part des acteurs publics. Les acteurs privés ont aus­si un rôle à jouer en développant leur exper­tise sur la construc­tion et les modèles d’exploitation de tels espaces.

En complément du tra­vail des urba­nistes, des archi­tectes et de tout acteur de la ville, le tra­vail de l’artiste peut accom­pa­gner le développement des ter­ri­toires. Au stade du diag­nos­tic, de la concep­tion ou du chan­tier, l’artiste révèle les formes urbaines et les sensibilités. Son inter­ven­tion est une fenêtre de poésie, de dia­logue et de réflexion cri­tique. Il y a un enjeu de for­ma­tion des artistes. Les pro­fes­sion­nels de la ville gagnent, quant à eux, à développer des cadres d’intervention sti­mu­lants et por­teurs de sens. Pour que le pro­jet artis­tique soit plei­ne­ment intégré au ter­ri­toire, la réflexion doit aus­si intégrer les espaces de pro­duc­tion. Sur ce der­nier volet, l’innovation est de mise. Il s’agit d’inventer l’espace pro­duc­tif et ouvert d’une ville créative qui n’a pas dit son der­nier mot.

Jeanne Varal­di

Pho­to : Genius Loci, Jeanne Varal­di (vue d’exposition rue Pons­carme, Paris 13e arron­dis­se­ment, com­mis­sa­riat Judith Sou­riau pour Mata Capi­tal). © Quen­tin Chevrier

À retrou­ver dans le n°438 « L’art et la manière »

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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