Stéthoscope sur l’Ehpad : penser des lieux de vie à partir des usages et des rythmes
Lors de notre contribution à une mission (1) portant sur la transformation de deux Ehpad dans le Loir-et-Cher, nous avons pu constater que ces espaces n’étaient pas conçus pour la diversité des usagers qu’ils accueillent et qu’ils n’étaient pas situés de manière stratégique dans la ville. C’est à partir de ce double constat que nous avons travaillé et fait le pari de partir des rythmes des usagers pour y remédier.
En effet, les Ehpad accueillent différents types d’usagers : tout d’abord, des résident·e·s qui y habitent et y vivent. On y croise également des aidant·e·s, des visiteurs venant voir un·e membre de leur famille, le personnel soignant qui veille à l’état de santé des résident·e·s, ou encore des personnes qui assurent l’animation du lieu afin de l’égayer. C’est cette diversité qui rend la programmation et l’aménagement d’un Ehpad complexe : il faut répondre à diverses contraintes de sécurité, de praticité, de fonctionnalité, laissant trop souvent de côté des aspects comme le bien-être et le confort. Pourtant, en menant notre diagnostic, nous avons eu la chance d’interroger un large panel d’usagers nous permettant de comprendre de nombreux dysfonctionnements et d’envisager plusieurs pistes d’amélioration.
Au rythme de la chambre
Lors de ce diagnostic, nous avons réalisé une étude « persona » consistant à identifier les différents parcours utilisateurs et dans notre cas, les rythmes de vie des diverses catégories d’usagers (2). Nous avons pu remarquer que les résident·e·s ont un rapport au lieu particulier car ces dernier·e·s passent la majorité de leur temps dans leur chambre, pour le repos, le soin, la toilette mais aussi pour accueillir des gens de leur entourage. Cette place centrale de la chambre a été résumée de manière dure et lucide par Jacques Brel en 1963 : « Du lit à la fenêtre, puis du lit au fauteuil et puis du lit au lit ». Pour les moments collectifs, il y a les repas, deux fois par jour, et éventuellement des activités ayant lieu dans l’après-midi.
Puisque les journées se ressemblent, les différences entre semaine et week-end sont floues. Mais surtout, la connexion aux saisons s’évapore car le rapport aux extérieurs est de plus en plus distant. Les multiples affiches dans l’établissement rappelant le jour, le mois, l’année mais également la saison, ainsi que les nombreux poèmes ayant pour thématique le temps, en témoignent.
Avant toute chose, lorsque l’on parle de « rythme », il y a évidemment les rythmes dits « circadiens », qui sont les rythmes biologiques internes du corps humain, mais aussi les rythmes nycthéméraux, qui ne sont autres que l’alternance du jour et de la nuit. Mais il existe bien d’autres rythmes que l’on ne qualifie pas forcément, des rythmes dans le sens de manière de fluer (3). Autrement dit, d’autres rythmes extérieurs, que l’on ne perçoit pas forcément, et qui influent sur les vivants et leurs propres rythmes.
Car, comme l’écrit Bernard Millet, « sans rythme pas de vie » ; c’est pourquoi nous nous sommes demandé comment préserver un rythme de vie afin qu’il ne se perde pas dans un quotidien las et répétitif. Nous en sommes arrivé·es à la conclusion qu’il était indispensable de maintenir un lien avec l’extérieur afin d’avoir une connexion avec les rythmes du vivant, suivre les cycles du soleil, des végétaux, des oiseaux, voir les saisons changer.
Or, les Ehpad possèdent souvent des espaces extérieurs généreux, généralement sous-exploités et peu utilisés par les résident·e·s, ou encore par le personnel qui en profite peu. En effet, ce dernier suit un rythme dynamique pour s’occuper des résident·e·s, faire les soins, accompagner à table, etc., … Il manque souvent de temps pour prendre une pause, s’aérer. Le rythme des aidant·e·s est, quant à lui, spécifique à la personne visitée. Généralement, le temps de la visite se passe dans la chambre et les sorties se font le plus fréquemment vers les espaces extérieurs, autant que possible.
Au sein de notre groupement, les rôles étaient bien définis. Pour notre part, il nous a semblé logique de concentrer la contribution de l’agence A et cetera sur la transformation des extérieurs avec un double enjeu :
- préserver un lien entre les usagers et le vivant non humain à l’extérieur en invitant à la promenade, ou en pensant une palette végétale qui évolue au fil des saisons en termes de couleurs, de floraisons ;
- reconnecter les Ehpad avec le quartier et la ville.
Quoi de mieux que l’environnement extérieur pour percevoir la vie. Aristote décrit le monde comme étant en devenir, dans l’idée que la nature est constamment en mouvement, que tout change perpétuellement. C’est pourquoi il définit le temps comme moteur de la vie (Physique, IVe siècle av. J.-C.). Il est important de permettre aux usagers de l’Ehpad de rester connectés avec l’environnement qui change pour se sentir dans le temps, avoir une conscience du temps qui passe et garder le rythme.
Au bout du monde
Passer la majorité de son temps dans sa chambre n’est pas forcément un souhait, une volonté, les résident·e·s y sont souvent contraint·e·s. En effet, les chambres sont souvent loin de tout lien social, déconnectées des activités collectives, de la vie commune. Un fait nous a sauté aux yeux : à une époque où l’on parle de ville du quart d’heure, une résidente en déambulateur met plus de dix minutes pour se rendre au réfectoire afin de s’y restaurer. Des corridors sans fin, un parcours qui n’en finit jamais : « Ce couloir, c’est le bout du monde », confie-t-elle.
À un âge où les déplacements sont de plus en plus pénibles, rester dans sa chambre devient plus naturel, et des distances trop importantes nuisent à la convivialité. Si les soins viennent aux personnes résidentes à l’Ehpad, le lien nécessite d’établir une certaine proximité avec les espaces de convivialité, avec l’extérieur, les encourageant à quitter leur chambre et à mettre du rythme dans leur journée.
Quand les chambres sont isolées, il est plus facile de comprendre la solitude ressentie par une grande partie des gens à l’Ehpad. Il faut donc, avant de réfléchir à une plus large échelle, mettre les résident·e·s au centre de l’Ehpad, au cœur de la vie collective, créer des espaces de rencontre à proximité des chambres.
Pour recréer de la proximité au sein même de l’Ehpad, nous avons alors réfléchi à la manière de faciliter la mobilité des résident·e·s, en pratiquant leur parcours avec eux, et en proposant des simulateurs low-tech d’handicap ou de déficiences permettant de se mettre dans la peau de chacun·e. La finalité était de les inviter à retrouver plus de liberté dans la gestion de leur temps, à offrir de nouveaux possibles et à mettre plus de rythme dans leur quotidien au sein de leur lieu de vie. L’équipe des deux Ehpad ne ménageait pas ses efforts pour rendre le quotidien agréable. Néanmoins, les bâtiments, datant de la fin des années 1960, nécessitaient d’être profondément remaniés, avec, pour fil rouge, la recherche de proximité.
L’île aux retraité·e·s
Ces établissements sont bien souvent mis à l’écart des centres urbains alors même que ses résidents sont les personnes les moins mobiles. C’est à partir d’une étude isochronique que nous avons mis en avant les aires de déplacement en quinze minutes de l’ensemble des usagers, en fonction de leur mobilité.
Dans le cas de notre mission, les Ehpad étaient déjà construits et il s’agissait de les transformer sans les déplacer. Et c’est ainsi que nous sommes arrivé·e·s à la conclusion que si l’Ehpad ne pouvait être au centre de la ville, il fallait donc faire « entrer la ville » dans l’Ehpad. Cela se fait en ouvrant les extérieurs et en les aménageant comme un parc public à destination de tou·te·s car « l’Ehpad doit avoir la même fonction que le banc au milieu du village : être un endroit où les vieux viennent se reposer de temps en temps, tout en observant, commentant et participant à la vie. (4) »
C’est autour de cela que nous avons organisé nos ateliers participatifs en invitant l’ensemble des usagers à s’exprimer sur ce qui ferait un parc idéal.
Voici les usages souhaités qui sont ressortis de ces ateliers :
- Des aires de jeux (notamment intergénérationnelles)
- Des jardins thérapeutiques
- Des parvis vivants (lieux conviviaux, accessibles par les résident·e·s)
- Des œuvres artistiques dans le parc
Soigner les rythmes pour créer du lien
Nous avons alors développé une grille de critères à partir du travail réalisé par l’urbaniste-chercheur danois, Jan Gehl, afin de programmer un parc de qualité. Il s’agit d’une grille d’évaluation composée de 12 critères favorisant un parc qui fonctionne toute l’année et répond aux besoins de tou·te·s.
Cette expérience très enrichissante, nourrie d’échanges stimulants et émouvants, nous a amené·e·s à la conclusion que pour bien vieillir, il était nécessaire de maintenir le plus possible une vie rythmée par le quotidien et ponctuée de moments exceptionnels. Perdre le rythme, c’est une forme d’abandon qui emmène vers une perte de sens. Ainsi, il faut penser les Ehpad comme des lieux de vie dans lesquels les habitant·e·s ont un rythme de vie journalier, hebdomadaire, saisonnier, conjuguant un rythme régulier et des évènements ponctuels.
Nous constatons aussi que pour bien vieillir en ville, il sera indispensable de repenser la place des Ehpad dans le tissu urbain afin d’intégrer les résident·e·s de ces établissements dans la vie urbaine, et pour les plus fragiles, de proposer des passerelles permettant de faire le lien pour garder le contact.
C’est un projet dans lequel il est apparu évident qu’il fallait penser les temps pour panser l’Ehpad, car comme l’écrit Pierre Gouabault : « On a technocratisé l’accompagnement des vieux pour gagner en efficacité ce que l’on perdait en humanité ».
Remettre de l’humanité, c’est ralentir les rythmes effrénés du personnel soignant en allégeant leur charge, tout en mettant du rythme dans le quotidien des résident·e·s pour favoriser leur autonomie et les rencontres. Ainsi, l’intensification des usages et l’aménagement par le temps résonnent comme une solution pérenne pour faciliter les déplacements et les accès aux activités du quotidien. Cela permet d’encourager les évènements ponctuels et exceptionnels amenant de la surprise et de la vie dans le fonctionnement du lieu. Plus simplement, se dire qu’un espace peut avoir plusieurs usages en fonction des temporalités. Ce qui, au-delà de permettre de limiter l’artificialisation des sols et d’anticiper le futur d’un bâti, peut avoir vocation à simplifier les rythmes de vie de tous les usagers d’un Ehpad.
L’Ehpad n’est pas seulement un lieu de soin, il est un lieu de vie et de travail, de visites et de retrouvailles. Celles et ceux qui l’habitent n’ont pas les mêmes rythmes que celles et ceux qui y travaillent, c’est pourquoi une approche juste pour repenser et transformer les Ehpad doit tenir compte des rythmes de chacun·e, dans un temps court mais également sur le long terme pour faciliter le quotidien de l’ensemble des usagers et offrir des instants plus exceptionnels. Que chaque jour ne soit pas un éternel recommencement, noyé dans des semaines identiques qui se perdent dans une saisonnalité qui ne change guère, que le soin laisse le temps au lien, que les rythmes varient au gré des envies de chacun·e, que le lieu s’anime et se diversifie au fil des saisons.
David Lucot
Photo : Frédéric Pasquini. Accueil du père Noël dans une maison de retraite, à Nice. Les résidents sont très enthousiastes, car l’année précédente, le Covid avait rendu impossible ce genre d’évènement, 2021
1) Mission d’études préalables à la transformation de l’offre de deux EHPAD en “centres de ressources” pour les solidarités et l’autonomie commanditée par l’EHPAD de la Favorite à Cour-Cheverny et l’EHPAD Grand Mont à Contres et avec pour mandataire Courtoisie Urbaine. Les résultats de ce travail sont accessibles ici : https://activerlessolidarites.wordpress.com/
2) « Heat map » animée des usagers de l’Ehpad disponible ici : https://vimeo.com/809786236
3) Drevon, G., Gwiazdzinski, L., Klein, O. (2017). Chronotopies. Lecture et écriture des mondes en mouvement.
4) Gouabault, P. (2021). Les Aventuriers de l’âge perdu, directeur d’EHPAD à l’heure du coronavirus.