Virginie Lutrot : « Ne jamais laisser sa pensée s’endormir »

Virginie Lutrot est une femme politique aux multiples casquettes. Maire de Port-Jérôme-sur-Seine (Seine-Maritime), une commune hautement industrialisée, elle est également présidente de Caux Seine agglo, vice-présidente de la Région Normandie, vice-présidente de la Fnau (Fédération nationale des agences d’urbanisme) et présidente de l’association France Villes et territoires Durables. Autant d’échelles d’intervention et de réflexion qui lui permettent d’envisager avec acuité les perspectives de son territoire.

 

Pou­vez-vous reve­nir sur votre par­cours d’élue ?

Je suis un pro­duit de la fonc­tion publique ter­ri­to­riale, puisque j’ai été agent comp­table pour la col­lec­ti­vi­té, dont je suis pré­si­dente aujourd’hui, il y a trente ans de cela. En 1996, il y avait 15 agents, c’était un petit dis­trict. J’ai gran­di « en même temps que la col­lec­ti­vi­té », tout en par­ti­ci­pant à toutes ses approches de l’innovation. Car lorsque dif­fé­rentes ques­tions se sont posées, de la fusion avec le ter­ri­toire d’à côté, en pas­sant par la rédac­tion d’un sché­ma direc­teur, jusqu’au trans­fert de cer­taines com­pé­tences aux dif­fé­rents éche­lons ter­ri­to­riaux (eaux et assai­nis­se­ment, police), et qu’il fal­lait défri­cher de nou­velles com­pé­tences, il reve­nait aux finances de pilo­ter ce type d’outil.

Avant d’être élue maire en 2014, j’ai fait un pas­sage dans l’agence de déve­lop­pe­ment éco­no­mique du ter­ri­toire et l’agence d’urbanisme [Le Havre Estuaire de la Seine, ndlr]. Par mon par­cours et les pro­blé­ma­tiques que j’ai ren­con­trées, je me suis ren­du compte que la clé était ce que j’appelle les « trois H » : humus, humain, humi­li­té. Ces trois don­nées per­mettent une approche prag­ma­tique d’un ter­ri­toire. En 2013, j’ai dû dire à ma col­lec­ti­vi­té que j’avais tra­vaillé dix-sept ans dans ses murs et que je vou­lais « mettre les mains dans le moteur ». J’avais déci­dé d’être direc­trice géné­rale des ser­vices d’une com­mune, plu­tôt pauvre, pour être expo­sée à des pro­blé­ma­tiques comme le social et le sco­laire, aux­quelles je n’avais pas été confron­tée aupa­ra­vant. Quand j’ai fait ce choix, je me suis pré­sen­tée sur les listes de ma com­mune d’habitat. En août, j’étais éli­gible ; en sep­tembre, j’étais adjointe à la culture ; et en jan­vier, après trois mois de cam­pagne, ma liste a déci­dé de me por­ter à sa tête plu­tôt que le maire qui était pré­vu. Le 10 jan­vier, je com­men­çais le porte-à-porte. Sachant que j’étais, jusque-là, une tra­vailleuse de l’ombre, cela a été un véri­table bou­le­ver­se­ment de deman­der aux habi­tants ce dont ils avaient envie pour leur vie et leur ville.

Nous avons donc été élus en 2014, puis réélus à 72 %, en 2020. Et, dans la fou­lée, je me suis pré­sen­tée à Caux Seine agglo. Fina­le­ment, dans mon par­cours poli­tique, ce n’était pas tant une pro­gres­sion de car­rière qu’un moyen d’offrir une vision pros­pec­tive aux habi­tants, aux ins­ti­tu­tions, aux par­te­naires, aux com­mer­çants. C’est mon obses­sion : voir loin. C’est ce qui m’a vrai­ment inté­res­sée dans Caux Seine agglo, dans ma ville de Port-Jérôme-sur-Seine et dans mes fonc­tions à Inter­com­mu­na­li­tés de France. Ils m’ont choi­sie parce que je suis en train de bous­cu­ler les choses, de choi­sir nos com­bats, et que j’ai déri­vé vers ce qui est le déve­lop­pe­ment durable. Et c’est assez natu­rel­le­ment que Patrice Ver­griete m’a deman­dé de prendre sa place à la tête de l’association France Ville et ter­ri­toires Durables [en sep­tembre 2023]. Cepen­dant, le pro­blème avec l’anticipation, c’est que lorsqu’on anti­cipe trop tôt, on peut avoir tort. J’ai déjà eu tort. Mais le plus impor­tant est de ne jamais lais­ser sa pen­sée s’endormir. Je pense que la pla­ni­fi­ca­tion a été un outil mal­me­né, plu­tôt uti­li­sé sous l’angle régle­men­taire, alors que c’est un outil de choix et de pros­pec­tive. Fina­le­ment, le côté régle­men­taire n’est qu’un seul de ses aspects. Le mélange des échos, au sein d’une agence d’urbanisme, puis d’une asso­cia­tion comme France Villes et ter­ri­toires Durables (FVTD), qui est beau­coup plus libre dans sa manière de pen­ser, beau­coup plus créa­tive, et avoir aus­si à côté Inter­com­mu­na­li­tés de France, qui est force de pro­po­si­tion, pour pou­voir par­ler aux par­le­men­taires et pro­po­ser des amen­de­ments, c’est un peu être le Rémy Bri­cka [célèbre homme-orchestre] de la poli­tique : dis­po­ser d’une boîte à outils qui per­met de faire avan­cer les choses, tou­jours avec humilité.

Port-Jérôme-sur-Seine est un site à l’origine for­te­ment pla­ni­fié. Com­ment le décri­riez-vous pour ceux qui ne le connaissent pas bien ?

La ville est issue d’une fusion de deux vil­lages de 500 habi­tants cha­cun, qui a eu lieu en 1825. Pour­quoi ? Dans ce vil­lage très rural, peu de gens savaient lire ou écrire, et les élus étaient eux-mêmes anal­pha­bètes. Le vil­lage a com­men­cé à se construire et, dans sa mécon­nais­sance et son sens de l’opportunité très ter­rien, très humus, il a accep­té que les raf­fi­ne­ries s’installent en 1930, après la loi de 1928 qui disait que pour vendre des pro­duits pétro­liers sur le sol fran­çais, il fal­lait raf­fi­ner sur le sol fran­çais. Toutes les autres puis­sances locales en bord de Seine, comme Bol­bec et Lil­le­bonne, avaient refu­sé l’implantation des raf­fi­ne­ries, car c’était alors concur­ren­tiel avec le tex­tile. Port-Jérôme était l’une des plus petites enti­tés en bord de Seine à l’époque, et n’avait pour ambi­tion éco­no­mique que de char­rier du gra­vier. Mais sa situa­tion était stra­té­gique : il y a 2000 ans, les Gal­lo-Romains se sont ins­tal­lés ici, les ports com­mer­ciaux se sont mul­ti­pliés, jusqu’à ce que Napo­léon III décide qu’il y aurait du fret mari­time pour ali­men­ter Paris. Et soixante-dix ans plus tard, donc, les raf­fi­ne­ries s’y implantent.

C’est fina­le­ment une construc­tion dans l’adaptation et la rési­lience. L’objet de pla­ni­fi­ca­tion a tou­jours été là : les marais ont accueilli l’industrie, les fermes ont lais­sé place à un cœur de ville et, depuis les années 1960, on est obnu­bi­lé par le fait qu’il soit à la hau­teur de notre volon­té d’accueillir des indus­tries de pointe. Le point d’orgue, c’est le PPRT (plan de pré­ven­tion des risques tech­no­lo­giques), l’un des pre­miers de France. Il nous a enfin per­mis, à par­tir de 2014, de raser une par­tie de la ville construite de façon un peu anar­chique, comme quelqu’un qui aurait eu une crise de crois­sance. Ain­si, une pen­sée urba­nis­tique s’est ins­tal­lée dans les années 1990, avec une impos­si­bi­li­té de construire trop près des usines, selon la direc­tive Seve­so 2. Nous avons mis en place ce PPRT en nous disant que par la régle­men­ta­tion, par la pla­ni­fi­ca­tion, nous nous don­nions l’opportunité de recons­truire quelque chose d’ambitieux pour la ville. Depuis 1970, nous avons une usine d’eau indus­trielle, c’est-à-dire que nous pom­pons l’eau de la Seine pour ali­men­ter une indus­trie sans tou­cher aux nappes phréa­tiques – parce que nous nous sommes dit qu’un jour la nappe phréa­tique ne serait que pour l’humain. Nous avions déjà des réseaux de vapeurs d’usine d’incinération pour ali­men­ter une éner­gie non pas fatale, mais uti­li­sée par les indus­tries. Tout cela, c’est de la pla­ni­fi­ca­tion. Nous avons tra­duit dans nos docu­ments de pla­ni­fi­ca­tion tout ce dont nous avions besoin en termes d’outils : où passe-t-on les tuyaux ? Où étend-on les quais pour le trans­port flu­vial ? Où met-on du rail pour que, demain, il n’y ait plus de camions sur la route et qu’on uti­lise plu­tôt le fleuve ? Là encore, l’utilisation de ces infra­struc­tures n’est pas effec­tive à 100 %, mais je suis sûre que ce sera le cas un jour et que la néces­si­té fera loi. Parce que ce sera moins cher, plus envi­ron­ne­men­tal, et le seul moyen pour une indus­trie por­tant une volon­té de res­pon­sa­bi­li­té socié­tale auprès de son ter­ri­toire de s’implanter en disant : je ne vais pas vous mettre des camions sur les routes, je vais faire venir les sala­riés par le train, j’envoie les pro­duits dans le monde entier par le fleuve, le réseau incen­die est pom­pé dans la Seine, le pro­ces­sus indus­triel dis­pose d’une eau de qua­li­té suf­fi­sante et, demain, on n’utilisera pas de l’électricité pour faire de la vapeur, car on va réuti­li­ser celle des usines d’incinération d’à côté, etc.

Com­ment vous appuyez-vous sur la pla­ni­fi­ca­tion dans ce contexte ?

Dans ce cadre-là, on construit les outils de pla­ni­fi­ca­tion, mais aus­si les outils concep­tuels. Est-ce qu’on fait une SEM [socié­té d’économie mixte] ? Une SPL [socié­té publique locale] ? Est-ce que demain on conti­nue de faire des poteaux RTE [Réseau de trans­port d’électricité] pour ame­ner une ligne 400 000 volts ou plu­tôt un petit SMR [Small Modu­lar Reac­tor] pour rendre une zone comme la nôtre auto­nome en éner­gie ? Nous sommes dans une période de tran­si­tion où des uni­tés seront les filières de demain – recy­clage de plas­tique et de tex­tile – et d’autres vont mou­rir de leur belle mort, comme la par­tie pétro­chi­mie d’ExxonMobil qui, depuis des années, ferme des uni­tés les unes après les autres. Mon obses­sion est que ces ter­rains-là, tra­ver­sés d’utilités, avec les bonnes routes, les bonnes voies fer­rées, les bons tuyaux de vapeurs et de gaz, les bons rac­cor­de­ments élec­triques, soient remis sur le mar­ché de l’industrie le plus rapi­de­ment pos­sible. Les docu­ments d’urbanisme doivent donc nous aider à faire soit du cosi­ting, soit de l’obligation régle­men­taire très rapide de déman­te­ler et dépol­luer. Il ne faut pas refaire de l’industrie en exten­sif ; il y a suf­fi­sam­ment de friches indus­trielles. Il faut faire de nos fer­me­tures d’implantation une oppor­tu­ni­té. En moins de six ans, il faut remettre tous ces ter­rains sur le mar­ché. Là-des­sus, la pla­ni­fi­ca­tion m’aide en termes de docu­ment, mais je devrais la com­plé­ter d’une fis­ca­li­té qui vient accom­pa­gner les pro­jets de pla­ni­fi­ca­tion et les rendre concrets, soit par un moyen répres­sif soit par un moyen inci­ta­tif. Comme le fait que l’entreprise qui arrive ne paie pas de taxe fon­cière, si elle uti­lise toutes les uti­li­tés. Au contraire, celle qui s’en va, si elle est en bonne san­té, qu’elle n’est pas en pro­cé­dure sociale de redres­se­ment ou liqui­da­tion, doit impé­ra­ti­ve­ment déman­te­ler et dépol­luer, faute de quoi, elle conti­nue­ra à assu­mer la fis­ca­li­té pour sou­te­nir le ter­ri­toire. Ce n’est pas un moyen répres­sif, mais for­te­ment inci­ta­tif à dépol­luer rapi­de­ment. Au sens du Code de l’environnement, la fin d’activité va jusqu’à la dépol­lu­tion des sols. Au sens fis­cal, cela va jusqu’à l’arrêt d’unité. Je sou­haite rap­pro­cher le point de vue du Code de l’environnement avec celui du Code fis­cal des entre­prises. Les indus­tries que nous accueille­rons pour amé­lio­rer notre quo­ti­dien et pré­ser­ver la pla­nète seront implan­tées dans les dix ans à venir ou ne le seront pas. Le risque qu’on prend actuel­le­ment à trop régle­men­ter, c’est de per­mettre à des pays comme la Chine, les États-Unis, le Mexique ou l’Indonésie de sai­sir les oppor­tu­ni­tés à notre place.

Vue du pla­teau de Notre-Dame-de-Gravenchon.

Avec votre cas­quette à Caux Seine agglo, est-ce plus simple de créer des syner­gies territoriales ?

Oui, c’est clair. Caux Seine agglo a tou­jours eu, de manière ins­ti­tu­tion­nelle, une agence de déve­lop­pe­ment éco­no­mique. D’abord sous une forme asso­cia­tive et, depuis sept ou huit ans, sous la forme d’une SPL. Pour­quoi ? Parce qu’on parle le même lan­gage que les indus­triels, et c’est un bon point de départ. J’ai été délé­guée Ter­ri­toires d’industrie, nom­mée par Édouard Phi­lippe, en 2018, pour pou­voir pilo­ter sur l’axe Seine des syner­gies de pro­jets. Nous avons déjà eu l’expérimentation avec le pro­gramme PNSI [pro­gramme natio­nal des syner­gies inter­en­tre­prises] pour lequel nous avons obte­nu le tro­phée de l’économie cir­cu­laire, en 2018. Sur toutes les entre­prises du ter­ri­toire, nous avions iden­ti­fié tous les déchets, toutes les matières entrantes et sor­tantes pour récu­pé­rer les déchets des uns et en faire une matière pre­mière pour les autres. Sur 250 syner­gies consta­tées, nous avons pu rendre concrets 34 pro­jets où les entre­prises ont contrac­tua­li­sé entre elles, que ce soit sur l’énergie ou sur les matières. Cela a créé une osmose. Der­rière Ter­ri­toires d’industrie, on est arri­vé sur l’EIT, l’Écologie indus­trielle ter­ri­to­riale – c’est-à-dire l’économie cir­cu­laire à l’échelle indus­trielle. Il s’agissait de créer des pro­jets pour pou­voir, avec les zones indus­trielles bas-car­bone, cap­ter du CO2 et en tirer des uti­li­tés sur l’axe Seine. Vous avez alors tous les pro­jets, d’énergies des uns, de trai­te­ment des autres, qui se retrouvent dans un même éco­sys­tème que nous pilo­tons. Nous sommes la porte d’entrée.

Pro­pos recueillis par Rodolphe Cas­so

Lire la suite de cet article dans le numé­ro 442 « Pla­ni­fier ver­sus régle­men­ter » en ver­sion papier ou en ver­sion numérique

Pho­to de cou­ver­ture : Pan­neau por­tant un PLU ima­gi­naire dans la nature. Cré­dit : Fran­ces­co Scatena

Pho­to : Vue du pla­teau de Notre-Dame-de-Gra­ven­chon. Cré­dit : Pho­to : Manuel Chevallier/Caux Seine agglo

Pho­to : Vir­gi­nie Lutrot. Cré­dit : Pho­to : Ville de Port-Jérôme-sur-Seine

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