À Lille, un projet alimentaire territorial

Dans la métropole lilloise, les nouvelles pratiques relatives à l’alimentation ont le vent en poupe. Reste à charpenter et à coordonner ces initiatives. Et surtout à les ouvrir au plus grand nombre, au-delà du cercle des familles aisées.

 

« Avec nos vélos-car­go, nous étions les rois de la ville. » Jean Bar­ne­zet, direc­teur du déve­lop­pe­ment de la socié­té Mes voi­sins pro­duc­teurs (livrai­son en deux-roues de pro­duits ali­men­taires locaux), garde un sou­ve­nir extra­or­di­naire du der­nier prin­temps. « Nous venions tout juste de trou­ver un local à Lille quand le confi­ne­ment a été décré­té. Nous avons démé­na­gé dans l’urgence alors que les com­mandes sur notre site explo­saient. Dans les rues vides, nos cour­siers trans­por­taient jusqu’à 250 kg de mar­chan­dises par tour­née. » Ce fut une période un peu folle, où l’on a vu des hyper­mar­chés écou­ler spon­ta­né­ment des fruits et légumes de maraî­chers régio­naux, et des col­lèges du dépar­te­ment accueillir des « drives fer­miers » tenus par les culti­va­teurs de leur sec­teur. Les clients ont afflué aus­si sur la pla­te­forme Le court-cir­cuit (mise en rela­tion de pro­duc­teurs ou arti­sans locaux et consom­ma­teurs), en recherche de sûre­té sani­taire ou d’expériences ali­men­taires nou­velles. De cette période, Jim­my Deve­my, l’un des fon­da­teurs de la socié­té, sort « confor­té dans sa voca­tion de ser­vice de proxi­mi­té ». Idem pour Cora­lie Breu­vart, qui implante et anime des pota­gers en per­ma­cul­ture sur des lieux de tra­vail : « Les entre­prises qui étaient inté­res­sées par mon offre sont désor­mais convaincues. »

Ces acteurs basés dans l’agglomération lil­loise ne pro­cèdent pas d’une géné­ra­tion spon­ta­née, et leur réac­ti­vi­té face à la crise sani­taire ne vient pas de nulle part. Le ter­ri­toire d’un mil­lion d’habitants, connu pour ses bef­frois et ses usines, est en fait la métro­pole la plus agri­cole de France. Près de la moi­tié de sa sur­face est occu­pée par des champs et des prai­ries d’élevage (28 000 ha répar­tis en 800 exploi­ta­tions). Au début du siècle, les appé­tits de déve­lop­pe­ment de la ville ont un peu héris­sé cette cam­pagne. Après quelques confron­ta­tions ten­dues entre élus et trac­teurs, un accord s’est éla­bo­ré sur la pré­ser­va­tion des terres agri­coles. Pro­gres­si­ve­ment, cette atten­tion à la pro­duc­tion locale s’est élar­gie à la consom­ma­tion. En 2016, la Métro­pole euro­péenne de Lille (MEL) a adop­té une « stra­té­gie agri­cole et ali­men­taire ». Et, en octobre 2019, après deux ans de consul­ta­tion de ses par­te­naires et de cocons­truc­tion citoyenne, avec le sou­tien du réseau Terres en ville, elle s’est dotée d’un pro­jet ali­men­taire ter­ri­to­rial (PAT).

 

La question sociale

Cette poli­tique cible bien sûr le sec­teur de la res­tau­ra­tion col­lec­tive. La MEL accom­pagne les com­munes qui pri­vi­lé­gient, pour leurs can­tines sco­laires et res­tau­rants de mai­sons de retraite, un appro­vi­sion­ne­ment de proxi­mi­té. Le label « Ici je mange local » marque les pro­grès accom­plis ; 109 éta­blis­se­ments en étaient déten­teurs à la fin de l’année der­nière. L’autre action de long terme de l’EPCI concerne les cir­cuits courts. 40 % des agri­cul­teurs qui cernent les pôles urbains de Lille, Rou­baix-Tour­coing et Vil­le­neuve d’Ascq pra­tiquent une forme de vente directe. En sou­tien à ces maga­sins de pro­duc­teurs, la Métro­pole a édi­té un « car­net » qui les réper­to­rie. Depuis quatre ans, dans la com­mune de Wavrin, elle loue aus­si 34 ha de terres, avec un forage et un han­gar com­muns, à une dizaine de maraî­chers bio, qui com­mer­cia­lisent leurs légumes auprès de la popu­la­tion environnante.

Il man­quait un « Eura », ce pré­fixe par lequel la MEL désigne ses grands pro­jets. Est donc appa­ru en 2016 un « Eur­ali­men­taire », pôle d’excellence ins­tal­lé sur le deuxième plus gros mar­ché d’intérêt natio­nal du pays, celui de Lomme, près de Lille. Il s’agit d’une struc­ture d’incubation de start-up, qui doit être com­plé­tée bien­tôt par un hôtel d’entreprises. La Métro­pole y a inves­ti 500 000 € et assure son fonc­tion­ne­ment (600 000 € annuels) avec un apport de la Région des Hauts-de-France.

Mes voi­sins pro­duc­teurs et Le pota­ger de Cora­lie y ont fait leurs pre­miers pas ; une ving­taine d’autres jeunes pousses de la food tech y sont actuel­le­ment héber­gées. Mais si l’épidémie de Covid a contri­bué à boos­ter ces modernes ini­tia­tives, elle a aus­si jeté une lumière crue sur une réa­li­té moins amène : la pré­ca­ri­té ali­men­taire vécue, en temps de pan­dé­mie plus encore qu’en temps ordi­naire, par une part impor­tante de la popu­la­tion métro­po­li­taine. Tan­dis que cer­tains cui­si­naient trois fois par jour et cher­chaient à varier leurs menus, d’autres man­quaient de nour­ri­ture. La Ville de Lille, par­mi d’autres, a dis­tri­bué des colis de pro­duits frais et d’épicerie sèche à 3 500 familles dont les enfants étaient béné­fi­ciaires de la can­tine au plus bas tarif ; l’effort s’est chif­fré à plus de 500 000 €. Et les consé­quences de l’attaque virale sur les bud­gets des ménages dému­nis de l’agglomération ne sont pas encore toutes mesurées…

« La prin­ci­pale ques­tion révé­lée par la crise est celle du lien entre l’alimentation et le social », affirme Anne Les­cieux. Avec plu­sieurs dizaines d’habitants, elle anime à Rou­baix El’cagette, un grou­pe­ment d’achat de pro­duits « le plus pos­sible » locaux et bio. Deux cents ménages de la ville viennent cher­cher leurs com­mandes une fois par semaine dans un garage amé­na­gé. Cer­taines familles sont modestes ; aucune n’est vrai­ment pauvre. « Pen­dant le confi­ne­ment, nous avons pré­pa­ré et por­té à domi­cile des soupes et des paniers soli­daires. Pour nous, l’ouverture à tous est une évi­dence, mais nous ne pou­vons pas la garan­tir avec notre simple orga­ni­sa­tion béné­vole. » Jim­my Deve­my et Jean Bar­ne­zet, les opé­ra­teurs de cir­cuits courts, sont face au même défi : ils aspirent à s’adresser à un large public, mais leurs clients sont des cita­dins, majo­ri­tai­re­ment « CSP+ »… « Pour tou­cher d’autres per­sonnes, et com­pen­ser l’obstacle du prix, il est urgent de construire des par­te­na­riats avec les centres com­mu­naux d’action sociale », estime Nolüen Ger­main, res­pon­sable de l’unité agri­cul­ture et dyna­miques ter­ri­to­riales au sein de la MEL.

 

Les élus au fourneau

Le che­min vers le « bien-être ali­men­taire géné­ral » est donc encore long ; l’une des pre­mières étapes, pour les élus com­po­sant le nou­veau conseil com­mu­nau­taire, sera d’ailleurs de pré­ci­ser et concré­ti­ser ce concept ins­crit au fron­ton du PAT. De leur côté, les acteurs de ter­rain doivent gérer la décrue sui­vant l’euphorie dévo­rante du prin­temps. Com­bien de néo­clients res­te­ront ache­teurs de fraises du coin, d’aromates bio ou de savon équi­table ? Com­ment sus­ci­ter de nou­velles ins­tal­la­tions de pro­duc­teurs (ver­tueux de pré­fé­rence) pour répondre à la demande, qui est mon­tée d’un cran ? Com­ment élar­gir les pré­oc­cu­pa­tions des ache­teurs les plus fidèles à la ges­tion de leurs déchets ? Com­ment, selon la for­mule d’Anne Les­cieux, ame­ner les gens à « consom­mer moins et mieux pour plus de san­té, dans tous les domaines de l’existence » ? El’cagette se sent bien inté­grée au PAT métro­po­li­tain et recon­nue par la MEL ; mais son ani­ma­trice estime que les pou­voirs publics devraient lui accor­der des finan­ce­ments sub­stan­tiels pour l’aider, comme d’autres ini­tia­tives du même registre, à affir­mer « son uti­li­té publique sani­taire, socio-éco­no­mique et socié­tale ». « Et qu’ils n’oublient pas de faci­li­ter la cir­cu­la­tion à vélo », ajoute Jean Bar­ne­zet à la tête de son pelo­ton de livreurs urbains…

« À leur décharge, les élus sont mis en demeure d’agir sur l’alimentation, un sujet trans­ver­sal que beau­coup d’entre eux connaissent mal, et ils peuvent rare­ment s’appuyer sur une ingé­nie­rie spé­cia­li­sée », observe Marie Stan­ko­wiak, res­pon­sable du pro­jet de démons­tra­teur agri­cole et ali­men­taire au sein du pôle uni­ver­si­taire lil­lois Yncréa. L’élaboration du PAT a eu le mérite « de remettre les acteurs autour de la table », dit-elle sans jeu de mots. Mais les moyens humains et finan­ciers consa­crés à la ques­tion res­tent rela­ti­ve­ment faibles par rap­port à d’autres agglo­mé­ra­tions fran­çaises. L’outil est créé, il faut main­te­nant le faire vivre. Pour rendre lisible le pro­gramme, géné­rer des coopé­ra­tions entre tous les inter­ve­nants, de la fourche à la four­chette, et entre­te­nir l’émulation, une ins­tance de gou­ver­nance ouverte mais solide doit être ins­ti­tuée par la MEL. Cet automne, à la sor­tie du long tun­nel sani­taire et élec­to­ral du pre­mier semestre, une confé­rence-débat publique sur le PAT, orga­ni­sée par le ser­vice de Nolüen Ger­main, pour­rait per­mettre de la dessiner.

Ber­trand Verfaillie

Pho­tos : Le palais Rameau, futur démons­tra­teur d’agriculture urbaine © Ate­lier 9.81, Une épi­ce­rie soli­daire, à Rou­baix © D.R. 

 

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