Viscéralement dépendante des conditions météorologiques et de la bonne santé des écosystèmes naturels, l’agriculture est confrontée à la rareté de la ressource en eau et aux effets croissants du changement climatique sur cette dernière : évaporation et modification du cycle de l’eau, hivers pluvieux et étés secs. Les réserves de substitution, communément appelées « mégabassines » sont présentées comme l’une des réponses possibles à ces dérèglements. Ouvrages artificiels destinés à pomper l’eau des nappes phréatiques en période hivernale, le projet de construction de 16 réserves sur le bassin-versant de la Sèvre Niortaise-Mignon divise la profession et les citoyens. Voici deux avis d’experts pour aiguiser son jugement sur ces retenues d’eau qui cristallisent le débat public.
Éric FRÉTILLÈRE, exploitant agricole et président d’Irrigants de France
À quoi servent les mégabassines ?
La zone des Deux-Sèvres a une configuration hydrologique et géologique particulière. Il y a des nappes libres, très peu profondes et qui bougent, et des nappes captives, profondes et qui ne bougent pas. Aujourd’hui, pour produire, il faut de l’eau. Les irrigants pompaient dans cette nappe libre en période estivale, elle baissait donc de façon très importante, ce qui a entraîné des problèmes environnementaux. Il a donc été décidé de créer des réserves d’eau. Cependant, ce ne sont pas des zones étanches naturellement. Nous avons donc créé des digues recouvertes par des bâches pour contenir l’eau, qui sont remplies uniquement en hiver. D’un point de vue environnemental, la nappe reste à des niveaux plus hauts en période d’étiage, lorsqu’il y a le moins d’eau. Les irrigants peuvent ainsi continuer à produire grâce à ces réserves.
Qui aura accès à cette ressource et à quelle période ?
Le projet de réserve de Sainte-Soline représente un volume de 628 000 m³ d’eau pour vingt agriculteurs. Cela fait 30 000 m³ par an et par irrigant, ce n’est pas un volume énorme. Ce sont principalement des agricultures familiales, de polyculture et d’élevage. Ces projets ont été proposés à l’ensemble des agriculteurs, mais tous n’ont pas adhéré. Toutefois, ils ne se retrouvent pas lésés. Les niveaux des nappes en période d’été seront plus hauts, puisque les irrigants ne pomperont pas dans la nappe. Il n’y a pas d’accaparement de l’eau. Elle est pompée dans une période où elle va vers la mer et n’a pas d’intérêt pour la conchyliculture et l’ostréiculture, qui ont des besoins importants en eau en été. En termes de budget, les 16 réserves du projet ont été financées à 70 % par l’État. Les 30 % restant sont à la charge des agriculteurs.
Quels sont les effets attendus sur les structures hydriques et les écosystèmes de ces réserves ?
Dans le cadre d’un fonctionnement normal, les nappes peuvent être très faibles en été. Il y avait donc une répercussion sur l’environnement et les écosystèmes. Aujourd’hui, dans la mesure où on ne prélève plus dans le milieu, on préserve une vie et un écosystème. Pour ma part, j’ai une exploitation agricole en Dordogne où je produis du maïs pour tous les produits de qualité du Périgord et j’ai des retenues collinaires. Ce sont des eaux de ruissellement qui alimentent deux réserves, je suis entièrement autonome en eau. En cas de forte chaleur, sur la moindre flaque d’eau, des oiseaux viennent s’abreuver, des insectes tournent autour. Alors que chez un voisin qui est en non irrigué, c’est un désert environnemental. Irriguer une parcelle participe au main- tien de la biodiversité, c’est un enjeu absolument majeur pour ces territoires-là.
Benoît BITEAU, agronome et député européen Groupe des Verts/Alliance libre européenne
À quoi servent les mégabassines ?
Elles servent à irriguer des productions agricoles, majoritairement du maïs. Et même si les irrigants ont réduit la surface de cette céréale dans leur assolement, elle représente 45 % du projet. En réalité, quand on décline la part du volume stocké dans les bassines dédiées au maïs, on arrive à pratiquement 60 %.
Qui aura accès à cette ressource et à quelle période ?
Les attributions de volume d’irrigation s’appuient sur ce qu’on appelle la référence historique, c’est‑à-dire le volume historiquement consommé par 6 % des agriculteurs. Quand j’entends des ministres dire qu’il n’y a pas de souveraineté alimentaire sans irrigation, c’est parfaitement insultant pour les 94 % d’agriculteurs qui continuent de produire et qui n’ont pas accès à l’eau. En résumé, l’ancienneté l’emporte sur la résilience. Dans les bassines, seul 5 % du volume stocké est prévu pour accueillir de nouveaux entrants. Nous prévoyons donc des équipements qui sanctuarisent la situation telle qu’on la connaît depuis trente ans, plutôt que de réinventer une autre forme d’agriculture qui soit plus respectueuse de la ressource en eau.
Quels sont les effets attendus sur les structures hydriques et les écosystèmes de ces réserves ?
Il faut remonter à l’époque de l’aménagement du Marais poitevin. Jusqu’à il y a soixante ans, il était aménagé avec des logiques datant de 1599, lorsque Henri IV a demandé aux Hollandais de venir assécher le marais, afin de le rendre cultivable. Ils ont répondu à deux enjeux: l’invasion marine, en montant des digues de front de mer, et la protection contre les inondations de ces zones, qui étaient dédiées à des activités agricoles. Il y a donc une logique de complémentarité entre deux zones : la zone desséchée, où on pratique une agriculture florissante, et celle qu’on appelle le « Marais mouillé », qui est là pour stocker l’eau. Il est urgent de la recréer. Depuis soixante ans, les agriculteurs – les mêmes qui réclament les bassines – ont accéléré la circulation de l’eau vers la mer. Ils ont effacé les méandres des cours d’eau pour que ce soit de véritables autoroutes, ils ont comblé les fossés et ont retourné les prairies humides ou pâturaient des herbivores. Ça a fait l’objet d’un contentieux européen au milieu des années 1990, la France a été épinglée pour sa gestion désastreuse de l’eau dans le Marais poitevin, et condamnée à retourner 33 000 ha de prairies. Nous en sommes à 1 600–1 800. Il faut recréer ces zones stratégiques, afin qu’elles puissent stocker de l’eau en hiver, suffisamment longtemps pour obtenir un rechargement maximum des nappes. Nous ne sommes pas contre les bassines de façon dogmatique, mais il y a des prérequis. Je rappelle tout de même que les premières réalisées en Vendée, qui sont souvent présentées comme une merveille, viennent d’être épinglées par la cour des comptes régionale des Pays de la Loire.
Propos recueillis par Rodolphe Casso et Maider Darricau
Une réserve d’eau agricole géante à Nalliers (Vendée), en septembre 2022. ©Franck Dubray/Ouest France/MaxPPP