Tu vois pas que tu gênes ?

Les 11–19 ans dérangent : bruyants, ils prennent un malin plaisir à détourner les usages des équipements et des espaces publics pensés pour eux. Libérés du regard de leurs parents, ils s’inventent des parcours dans la ville à partir de ce qu’ils ont à disposition. C’est-à-dire, bien souvent, un cadre urbain normé quand eux aiment les interstices et les contours peu définis.

 

« Quand on arrive en ville, tout le monde change de trot­toir. » Mis à part qu’elle « date », se moque­ront les plus jeunes, la chan­son de Star­ma­nia racon­tant un débar­que­ment de « zonards » dans les rues dépeint encore fidè­le­ment la peur des adultes face à l’irruption d’un groupe d’adolescents. Remuants, bruyants, se mou­vant par grappes, les jeunes de toutes condi­tions sociales dérangent dans l’espace public. Pour la socié­té, leur oisi­ve­té s’apparente à de la mani­gance. Leurs parents, qui cherchent pour­tant à les faire décro­cher de leurs tablette et télé­phone, sont sou­vent réti­cents à lais­ser sor­tir leur pro­gé­ni­ture. Où irait-elle ? Avec qui ? Pour faire quoi ? Ce public des plus-si petits mais pas-encore-vrai­ment-grands est consi­dé­rable, n’en déplaise au vieillis­se­ment de la popu­la­tion. Les 11–19 ans repré­sentent, en effet, 7,4 mil­lions de per­sonnes en France, en 2024, soit 11 % des Fran­çais selon l’Insee. C’est juste un peu moins que les 0–10 ans. Envi­ron un tiers des ados vit à la cam­pagne, pro­por­tion qui chute à 20 %, l’année après le bac, avec les départs pour étu­dier en ville. Cette jeu­nesse des vil­lages pra­tique la ville quand elle fait des courses, va à l’école, pour ses loi­sirs – elle ne pro­fite pas tou­jours des espaces libres et de nature offerts par la cam­pagne, ne pou­vant pas for­cé­ment rejoindre les copains. Les cinq autres mil­lions de jeunes sont des cita­dins à part entière, pour un gros tiers dans les grands centres urbains et pour un der­nier petit tiers dans des petites villes et des péri­phé­ries. Alors, que font tous ces col­lé­giens et lycéens une fois hors de chez eux ? Tout est ques­tion d’âge, de contexte et d’envie par­ti­cu­lière, bien sûr. Il n’y a pas un public ado­les­cent, mais bien toute une constel­la­tion de pro­fils. Tous font néan­moins leurs pre­mières expé­riences en auto­no­mie, leurs pre­miers dépla­ce­ments libres, de plus en plus loin. Par­ler, rire ou ne pas faire grand-chose avec leurs amis, hors du temps sco­laire, n’est pas seule­ment la prin­ci­pale source de plai­sir des ado­les­cents, c’est aus­si l’occasion pour eux de prendre conscience de l’espace qui les entoure, d’interagir avec lui, et de faire l’exercice de leur capa­ci­té à déci­der aux côtés de leurs pairs. Les centres-villes agissent sur eux comme des aimants, de même que les centres com­mer­ciaux, au grand dam de ceux qui y lisent le consu­mé­risme et l’individualisme ins­crits dans la nou­velle géné­ra­tion. Mais ces espaces mar­chands n’offrent-ils pas des qua­li­tés que la rue, par­fois, n’offre plus ? Des dépla­ce­ments sécu­ri­sés, la copré­sence d’adultes, un cer­tain ano­ny­mat, une forme d’animation… En tout cas, la réponse urbaine aux besoins pré­su­més des jeunes est assez pauvre. Elle est long­temps pas­sée par les seuls équi­pe­ments. C’est à ce moment que vous voyez appa­raître men­ta­le­ment un ska­te­park ou un city stade – ces infra­struc­tures phares, espaces stra­té­gi­que­ment posi­tion­nés et cir­cons­crits pour cana­li­ser l’énergie débor­dante des mineurs tout en gar­dant le contrôle de l’espace public. Lasses, les col­lec­ti­vi­tés se sont un temps satis­faites de ces trou­vailles, mais il y avait au moins deux écueils : l’usage détour­né des ins­tal­la­tions et, sur­tout, la qua­si-absence de filles – qui reste un sujet sans réponse particulière.

 

Vous avez peut-être aus­si visua­li­sé une MJC (Mai­son des jeunes et de la culture, lire ici) avec des jeunes de quar­tiers popu­laires en pleine « acti­vi­té pho­to ». C’est aus­si nor­mal. Le mou­ve­ment d’éducation popu­laire né après la Seconde Guerre mon­diale conti­nue à nour­rir l’imaginaire, bien qu’une par­tie des ado­les­cents boudent ces struc­tures consi­dé­rées comme ins­ti­tu­tion­nelles. Fina­le­ment, et si le vrai « équi­pe­ment com­pa­gnon », auquel s’adosse l’adolescence depuis des décen­nies, n’était pas un simple banc pas trop loin de chez soi ? « La ville n’est pas faite pour les enfants ni les ados, affirme Rober­ta Ghel­li, archi­tecte, cher­cheure à l’UMR AAU-Cres­son (Ambiances Archi­tec­tures Urba­ni­tés) et inter­ve­nante dans des col­lèges et lycées avec la mai­son de l’Architecture de l’Isère. Il y a un manque d’imagination de la part des concep­teurs et des élus. Le public ado­les­cent n’est pas for­cé­ment très inves­ti­gué. Il méri­te­rait d’être davan­tage pris en compte parce que c’est l’âge auquel on se construit, et l’espace auquel on a accès nous donne des pos­si­bi­li­tés ou pas. » Ce qu’ils demandent n’est pour­tant pas for­cé­ment sor­cier : avoir des « coins à eux » dans un espace public ouvert ; être un peu cachés (éloi­gnés du contrôle social et paren­tal) tout en étant pro­té­gés (sous la vague super­vi­sion d’autrui). « On leur donne accès à des bouts de ville limi­tés, avec du grillage autour, appuie Rober­ta Ghel­li. C’est infan­ti­li­sant. Il manque de l’indétermination pour leur per­mettre des jeux libres. » Les rares cher­cheurs qui s’intéressent aux ados d’un point de vue urbain évoquent eux aus­si l’aspiration des plus jeunes à des sortes de contre-espaces, de dents creuses aux­quels ils auraient la pos­si­bi­li­té d’inventer une destination.

Autour du collège

Les choses évo­luent depuis les années 2010. Et si les col­lec­ti­vi­tés conti­nuent à ima­gi­ner des équi­pe­ments pour les jeunes, elles prêtent aus­si atten­tion à l’espace public pour lui-même. « Oui » à une média­thèque, par exemple, mais si le che­min pour s’y rendre est ren­du attrac­tif par un mobi­lier urbain sti­mu­lant. Sur­tout, elles écoutent désor­mais un peu ce que les mineurs ont à dire. Des paliers ont été fran­chis depuis les conseils muni­ci­paux de jeunes nés dans les années 1970 jusqu’aux formes actuelles moins ins­ti­tu­tion­nelles, comme des ate­liers par­ti­ci­pa­tifs incluant des ados. Tout du moins en théo­rie, l’urbanité ado­les­cente est de moins en moins envi­sa­gée par le seul prisme du sport, du quar­tier dif­fi­cile ou de l’école, mais à tra­vers une varié­té d’expertises d’usages et d’espaces un peu plus ouverts. Ain­si l’Apur, l’Atelier pari­sien d’urbanisme, défen­dait-il, dès 2012, une capa­ci­té d’aménagement rela­ti­ve­ment simple pour don­ner la place aux jeunes, sans géné­rer de conflits avec les rive­rains. Mais il reste beau­coup à faire en pra­tique. Les abords des col­lèges, notam­ment, demeurent un impen­sé urbain.

 

Lucie Roma­no

Lire la suite de cet article dans le numé­ro 440 « Géné­ra­tions » en ver­sion papier ou en ver­sion numérique

Pho­to de cou­ver­ture : Le vil­lage du Bois Bou­chaud, à Nantes, ensemble médi­co-social inter­gé­né­ra­tion­nel de la Croix-Rouge. © Tho­mas Louapre / Divergence

Pho­to : Déam­bu­la­tion d’adolescents de Nantes dans le cadre des Archi’teliers et dudiag­nos­tic (en mar­chant) « Bouge qui peut » réa­li­sé avec des 11–13 ans. Cré­dit : Vincent Jacques/Samoa

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