La densification en débat

Le 14 novembre 2024, la revue Urbanisme a invité cinq expert·es de la fabrique de la ville à débattre des questions de densité et de densification. L’occasion de mieux cerner les enjeux selon les différents types de territoires et de s’interroger sur les meilleures façons de parvenir à une « densité heureuse ».

 

Par­ti­ci­pants(de gauche à droite) Éléo­nore Sla­ma, adjointe à la maire du 12e arron­dis­se­ment de Paris, char­gée du loge­ment, de la lutte contre les inéga­li­tés et contre l’exclusion, et maire du quar­tier Bel-Air Nord ; Gwe­naëlle d’Aboville, fon­da­trice de Ville Ouverte ; Fran­çois Decos­ter, cofon­da­teur de l’AUC ; David Miet, fon­da­teur de Villes Vivantes ; Phi­lippe Bihouix, direc­teur géné­ral du groupe Arep.

Ani­ma­teurs • (à g.) Rodolphe Cas­so, rédac­teur en chef adjoint d’Urba­nisme ; (en visio­con­fé­rence) Julien Mey­ri­gnac, rédac­teur en chef d’Urbanisme ; Vincent Fou­chier, direc­teur Pros­pec­tive, Par­te­na­riats et Inno­va­tions ter­ri­to­riales, DGS Métro­pole Aix- Marseille-Provence.

 

Qu’entendez-vous par « den­si­té urbaine » et y a‑t-il des indi­ca­teurs plus per­ti­nents que d’autres pour la mesurer ?

Éléo­nore Sla­ma : La den­si­té, c’est bien plus qu’un rap­port entre un indi­ca­teur sta­tis­tique et une sur­face. C’est un sujet sen­sible, sub­til, qui peut se révé­ler pié­geux et mener rapi­de­ment à une impasse et au dia­logue de sourds. Je consi­dère, qu’en la matière, la ques­tion cen­trale qui doit tou­jours pré­va­loir, c’est celle de la qua­li­té d’usage des pro­jets urbains. Par ailleurs, plu­tôt que de res­ter foca­li­sé sur le thème de la den­si­té ou de la den­si­fi­ca­tion, je pré­fère l’élargir à celui de l’intensité ou de l’intensification des usages. Dans l’empreinte urbaine exis­tante, nous avons déjà les capa­ci­tés de répondre en par­tie aux besoins qui sont les nôtres, sans for­cé­ment construire. Nous avons un gise­ment de mètres car­rés entre nos mains et sous nos yeux, dont nous ne fai­sons pour­tant pas grand-chose : je parle de la vacance et de la sous-uti­li­sa­tion mas­sive et géné­ra­li­sée des mètres car­rés, comme je l’explique dans mon ouvrage (1). En effet, 80 % du temps, les bureaux et les équi­pe­ments publics sont vides et ne servent stric­te­ment à rien. Mieux uti­li­ser ces espaces révèle des poten­tia­li­tés extrê­me­ment impor­tantes, avec des béné­fices éco­no­miques, éco­lo­giques et sociaux majeurs. Pour pou­voir mesu­rer et révé­ler le poten­tiel d’intensification d’un espace, avec un grou­pe­ment d’acteurs publics et pri­vés (2), nous venons de créer l’Intensi’Score (3), mais aus­si un guide pour agir et lever les freins à une meilleure uti­li­sa­tion de nos bâtiments.

Fran­çois Decos­ter : Le Petit Robert donne comme défi­ni­tion de la den­si­té « la qua­li­té de ce qui est dense », et pro­pose comme syno­nymes « conci­sion », « concen­tra­tion », « richesse », « com­pa­ci­té », « épais­seur ». Cette der­nière notion me plaît bien, car ce que je trouve inté­res­sant dans les villes, c’est cette épais­seur, cette sédi­men­ta­tion, pas seule­ment pour le côté palimp­seste, mais aus­si pour celle des gens, des cultures, des acti­vi­tés. La den­si­té ne se trouve pas for­cé­ment dans la forme ou dans les mètres carrés.

Phi­lippe Bihouix : Ce qui est inté­res­sant, c’est l’échelle à laquelle on regarde les choses. Sou­vent, on va par­ler de la den­si­fi­ca­tion d’un quar­tier, notam­ment à tra­vers des pro­jets de renou­vel­le­ment urbain. Mais un autre para­mètre inté­res­sant est celui de la den­si­té arti­cu­lée au ter­ri­toire. La ville du XVIIIe siècle ou le vil­lage du XIXe siècle, en termes d’habitats, c’est très dense, avec par­fois des loge­ments sur­peu­plés. Mais, fina­le­ment, l’espace de res­pi­ra­tion et d’articulation avec le ter­ri­toire, avec sa capa­ci­té de charge et de pro­duc­tion agri­cole autour, était peu dense. Aujourd’hui, l’urbanisation du monde, la métro­po­li­sa­tion, la lit­to­ra­li­sa­tion viennent ajou­ter tou­jours plus de monde dans les espaces d’articulation avec les ter­ri­toires. Il y a donc le sujet de la den­si­té d’un quar­tier – avec des amé­ni­tés et ser­vices appor­tés à des popu­la­tions en échange d’un envi­ron­ne­ment plus dense –, mais il faut le resi­tuer à l’échelle du ter­ri­toire élar­gi, dont il faut se deman­der s’il doit conti­nuer de gros­sir et à quelles condi­tions environnementales.

Gwe­naëlle d’Aboville : Je me suis ren­du compte que je ne mobi­li­sais presque jamais d’éléments chif­frés pour ana­ly­ser la den­si­té, mais, qu’en revanche, j’interrogeais beau­coup les habi­tants pour savoir com­ment la den­si­té est mobi­li­sée dans leurs dis­cours pour par­ler de choses agréables, appré­ciées. En posi­tif, la phrase que j’entends le plus est « Ici, c’est comme un vil­lage », tout comme le fait de « connaître ses com­mer­çants ». Il y a aus­si l’autonomie pos­sible des enfants, qui peut être un béné­fice de la den­si­té, ou la pos­si­bi­li­té d’avoir des lieux de ras­sem­ble­ment emblé­ma­tiques : « On se retrouve au parc » ou « sur les quais » etc. En revanche, l’expression du désa­mour de la den­si­té, il faut la cer­ner au-delà des phrases du type « les gens ne veulent plus de la ville » ou « depuis le Covid, tout le monde veut vivre à la cam­pagne »… Quand on exa­mine pré­ci­sé­ment pour­quoi les gens ne sup­portent plus la vie en milieu dense, c’est d’abord en rai­son des trans­for­ma­tions bru­tales de milieux qu’ils ont connus très long­temps. Typi­que­ment, dans les quar­tiers pavillon­naires où tout peut se trans­for­mer très vite, c’est mal vécu et ça peut pro­vo­quer une forme de nos­tal­gie. Il y a aus­si le rap­port aux équi­pe­ments publics qui revient fré­quem­ment : pas de place en crèche, des écoles en mau­vais état, pas de cré­neaux dans les pis­cines, la guerre pour les ins­crip­tions aux acti­vi­tés péri­sco­laires… Ces choses-là épuisent au quo­ti­dien et sont des consé­quences très concrètes des poli­tiques de construc­tion. Il y a aus­si le rap­port aux espaces verts et à l’accès à des grands espaces ouverts… La den­si­té est pos­sible parce qu’on s’en échappe en 10 minutes à pied. Enfin, la ques­tion du voi­si­nage est majeure, avec la pos­si­bi­li­té de se sup­por­ter les uns les autres. Ce que nous disons avec Nico­las Binet dans notre livre (4), consa­cré à la pro­duc­tion du loge­ment dans l’existant, c’est que si on n’y arrive pas, alors la frag­men­ta­tion sociale s’accélère, les voi­si­nages s’homogénéisent et la capa­ci­té d’accepter de par­ta­ger un lieu avec des gens dif­fé­rents de nous s’amoindrit. Le débat sur la den­si­té nous amène très vite à ces ques­tions sociales.

 

Outre des indi­ca­teurs tels que, en effet, les places en crèche, les acti­vi­tés extra­s­co­laires, etc., quels seraient les autres moyens de mesu­rer la densité ?

David Miet : La den­si­fi­ca­tion, que ce soit à l’échelle d’un quar­tier ou d’une ville, c’est l’arrivée de nou­veaux voi­sins. Il y a des habi­tants qui étaient déjà là, d’autres qui arrivent, et une sédi­men­ta­tion opère ; la den­si­té dont on hérite aujourd’hui est la somme de toutes les den­si­fi­ca­tions pas­sées. Il est dif­fi­cile de trou­ver « le » bon indi­ca­teur, mais ce qui est clair pour tout le monde, et qui fait débat dès qu’un pro­jet appa­raît, c’est bien l’augmentation de la den­si­té humaine, qui pose la ques­tion à la fois déli­cate et cen­trale de l’acceptabilité. Dans ce contexte, je don­ne­rais deux défi­ni­tions utiles de la den­si­té : l’une, plus tech­nique, et l’autre, morale. Du point de vue tech­nique, un niveau de den­si­té conve­nable serait celui per­met­tant aux habi­tants d’accéder à ce qu’ils sou­haitent – écoles, méde­cins, tra­vail, com­merces, spec­tacles, etc. – de façon pra­tique et décar­bo­née. C’est une forme de pro­messe poli­tique qu’il appar­tient aux urba­nistes de concré­ti­ser tech­ni­que­ment. Nous, urba­nistes, devrions être en mesure d’indiquer aux élus à par­tir de quel niveau de den­si­té on peut déve­lop­per, ou pas, tel ou tel ser­vice de proxi­mi­té, telle ou telle amé­ni­té. La den­si­té et, donc, la den­si­fi­ca­tion sont des moyens de rendre plus éco­lo­gique la four­ni­ture de cer­tains ser­vices aux habi­tants. Ces niveaux de den­si­té se cal­culent. Par exemple, le Grand Paris Express (GPE) va-t-il faire bais­ser la pol­lu­tion régio­nale ? Des cher­cheurs estiment que non (5). Au contraire, celle-ci va l’augmenter, car en amé­lio­rant l’accessibilité de la grande cou­ronne, plus de per­sonnes déci­de­ront d’y rési­der, qui adop­te­ront un mode de vie plus pol­luant que celui qui pré­vaut dans la par­tie plus dense et cen­trale de l’agglomération.

La den­si­fi­ca­tion à proxi­mi­té immé­diate, et plus lar­ge­ment autour des gares du GPE, sera-t-elle suf­fi­sante pour faire appa­raître de nou­veaux ser­vices urbains de proxi­mi­té, qui per­met­traient de restruc­tu­rer ces ter­ri­toires et leurs mobi­li­tés du quo­ti­dien ? A prio­ri non, car les den­si­tés y sont et conti­nue­ront d’y être faibles, ce qui veut dire que les ser­vices urbains y demeu­re­ront très limi­tés. Si le GPE per­met­tra à cer­tains habi­tants d’aller tra­vailler en métro, beau­coup feront, tout de même, le reste de leurs dépla­ce­ments de proxi­mi­té en voi­ture. Il nous faut donc nous atte­ler à modé­li­ser la den­si­té et les ser­vices qu’elle peut rendre, notam­ment en matière de décar­bo­na­tion des mobi­li­tés (6).

Du point de vue moral, le débat socié­tal sur la den­si­té et les métro­poles me laisse cir­cons­pect. Cer­tains experts, qui habitent les cœurs des métro­poles, dans des lieux très denses dont ils mesurent au quo­ti­dien les béné­fices, invitent la France à ne plus faire gran­dir les métro­poles et à reje­ter la pour­suite de leur den­si­fi­ca­tion. Or, si les élus renoncent à cette den­si­fi­ca­tion, cela conduit très concrè­te­ment à limi­ter les places dans les espaces denses et, fina­le­ment, à pri­ver les plus modestes des béné­fices de ville dense, tout en relan­çant l’étalement urbain. Ce n’est pas, je crois, à ceux qui habitent et jouissent de la ville dense de nous indi­quer qu’il nous fau­drait stop­per la métropolisation.

Éléo­nore Sla­ma : Je suis convain­cue que la den­si­té heu­reuse est pos­sible, qu’elle n’est pas une uto­pie. Le bien-vivre n’est pas oppo­sable au vivre-ensemble et c’est à nous, acteurs du monde de la fabrique urbaine au sens large, de trou­ver un che­min qui conci­lie les exi­gences de den­si­té dans le contexte éco­lo­gique et social que nous connais­sons, la quête indi­vi­duelle de qua­li­té de vie, mais aus­si le confort d’usage. On ne peut pas faire contre les gens. L’enjeu des pro­chaines années sera donc dans l’acceptabilité sociale, ce qui implique une ville dési­rable (et donc intense), où cha­cun peut trou­ver sa place selon son pro­fil, sa « condi­tion sociale », son par­cours et ses res­sources. Pour que cela fonc­tionne, nous devons réin­ven­ter la vie de chaque site en fai­sant émer­ger petit à petit les réponses spé­ci­fiques et concrètes à chaque petite par­celle, à chaque mor­ceau de ter­ri­toire de façon extrê­me­ment fine, mètre car­ré par mètre car­ré. Sans oublier les espaces de res­pi­ra­tion, qui sont plé­bis­ci­tés et créent du lien et des syner­gies nou­velles. Nous pou­vons trou­ver ensemble un moyen de mieux uti­li­ser nos espaces, pour être en mesure de mul­ti­plier le vide der­rière et recréer des res­pi­ra­tions, des inter­stices urbains, sans les­quels la den­si­té et l’intensité ne pour­ront pas être acceptables.

Fran­çois Decos­ter : Dans la métro­pole pari­sienne et ses dif­fé­rentes cou­ronnes, il y a des endroits où la den­si­fi­ca­tion advient n’importe com­ment. Les forces du mar­ché font que dans cer­tains lieux où nous sommes ame­nés à tra­vailler, per­sonne n’a contrô­lé quoi que ce soit, et on passe d’un pavillon­naire à une archi­tec­ture com­plè­te­ment agres­sive. Et quand on arrive à des pro­por­tions « saint-oue­nesques » [en réfé­rence à la ville de Saint-Ouen, ndlr], avec cette archi­tec­ture post-hauss­man­nienne, on ne com­prend pas bien l’intérêt de den­si­fier. Ce qui est impor­tant, c’est la notion de choix. À l’AUC, nous avons tou­jours regar­dé la métro­pole comme un poten­tiel de situa­tions pour ouvrir plein de choix et les relier les uns aux autres. C’est ce que nous trou­vons impor­tant dans l’échelle métro­po­li­taine du Grand Paris. Je pense que nous pou­vons la faire fonc­tion­ner et des­ser­rer ain­si un peu les choses. Quand on est en plein centre de Paris, autour de l’Hôtel de Ville, un same­di par beau temps, on ne passe plus sur les trot­toirs… C’est donc bien de se redon­ner un peu d’espace de res­pi­ra­tion. Dans les espaces péri­phé­riques, il faut faire du cas par cas. On peut faire des pro­jets denses, moins denses, les relier et les faire coha­bi­ter pour obte­nir une matrice qui peut s’agrandir et res­pi­rer sans pour autant détruire quoique ce soit.

 

Pro­pos recueillis par Rodolphe Cas­so, Vincent Fou­chier et Julien Meyrignac

 

Lire la suite de cet article dans le numé­ro 441 « Dense, dense, dense » en ver­sion papier ou en ver­sion numérique

 

1/ En finir avec le gâchis des mètres car­rés (Édi­tions Apo­gée, 2024) ; lire notre chro­nique dans Urba­nisme, n° 440, nov.-déc. 2024, p. 81.2/ Ce grou­pe­ment ras­semble la direc­tion de l’Immobilier de l’État, JLL, Link­ci­ty, Bouygues Construc­tion, Novaxia, Socié­té fon­cière lyon­naise, SNCF Immo­bi­lier, Paris and Co et la Ville de Paris. Il est épau­lé par le cabi­net de notaires Cheu­vreux, mais aus­si Syl­vain Gri­sot, Domi­nique Alba…3/ À décou­vrir sur https://intensiscore.m2intenses.com4/ Répa­rer et construire la ville (Édi­tions Le Moni­teur, 2024) ; lire notre chro­nique dans Urba­nisme, n° 439, sept.-oct. 2024, p. 80.5/ Arthur Eles­sa Etu­man et al., “Explo­ring urban plan­ning as a lever for emis­sion and expo­sure control : Ana­ly­sis of mas­ter plan actions over grea­ter Paris”, Atmos­phe­ric Envi­ron­ment : X, Vol. 22, April 2024, 100250.6/ P. Lem­pé­rière, D. Miet, M. Paro­di, L. Pou­vreau, V. Stulh­fauth, X. Tim­beau, SCoT La Rochelle Aunis : les émis­sions moyennes des habi­tants du ter­ri­toire pour leurs mobi­li­tés quo­ti­diennes, www.vv.energy, avril 2023.

 

Pho­to de cou­ver­ture : Les ruelles étroites de Grasse (Alpes-Mari­times). Cré­dit : Lah­cène Abib/Divergence

Pho­to : D. R.

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