Le « je » de l’urbanisme et du hasard

Le hasard objectif cher à André Breton peut être défini comme une remise en cause du contingent et du nécessaire.

De celle-ci découle l’hypothèse qu’on pour­rait deve­nir acteur du hasard, et poten­tiel­le­ment sculp­teur incons­cient de nos coïncidences.
D’après André Bre­ton, le hasard objec­tif mise, pour adve­nir, sur la capa­ci­té de cer­tains à être dotés d’une pos­ture ultra-récep­tive, de rendre leur exis­tence dis­po­nible et ouverte à l’évènement poé­tique et la ren­contre miraculeuse.

C’est la science de l’attente qui per­met cela, chez Bre­ton, l’attente est sacra­li­sée et au cœur du pro­ces­sus de hasard objec­tif. Comme le sou­ligne Hans T. Siepe dans sa confé­rence « L’or du temps – André Bre­ton, 50 ans après » :

L’attente offre le don de faire par hasard des décou­vertes heu­reuses, de mettre l’individu en état de grâce avec le hasard, de retrou­ver les aspects posi­tifs de l’attente et du hasard. De pos­tu­ler une attente sur l’inattendu. 

L’attente est envi­sa­gée comme phé­no­mène social du quo­ti­dien. Cette vision ren­voyant expli­ci­te­ment au concept de séren­di­pi­té, c’est-à-dire à cette facul­té à trou­ver des choses qui ne sont pas cher­chées. Grâce au hasard, conju­gué à l’esprit pré­pa­ré, à une pos­ture active, à une récep­ti­vi­té à l’inattendu. Notion reve­nue au goût du jour en 2020, notam­ment grâce à Éric Rein­hardt et son roman Comé­dies fran­çaises, dont le héros bre­to­nien cherche à s’en perdre, à culti­ver les hasards objectifs.

 

En cela, la séren­di­pi­té rejoint le fan­tasme de cer­tains archi­tectes urba­nistes. Je parle de l’architecte urba­niste exi­geant qui fuit le mas­ter plan, pour se concen­trer à trou­ver des choses non expli­ci­te­ment cher­chées, puisque non offi­ciel­le­ment programmées.
Par exemple, que la vie s’empare bru­ta­le­ment des lieux, que les ren­contres déferlent, les usages flam­boient, que le miracle de la ville ordi­naire advienne extra­or­di­nai­re­ment, celui de l’hystérie de la rue, de l’orgie de la pla­cette, de l’ultra fer­ti­li­té de la lisière publique pri­vée, ou plus modes­te­ment de la chaise posée devant sa porte, et de la conver­sa­tion sur le perron.
Tous ces élé­ments fami­liers qui pro­voquent l’inattendu qui fait aimer la ville. Qui nous pousse à prendre à gauche plu­tôt qu’à droite, parce que la rue de gauche hume l’odeur magique de la ren­contre, et des­sine déjà au loin la sil­houette poé­tique d’une sublime défaite dans le reflet d’une vitrine.
Sans doute parce que la bonne échelle de cet espace urbain, son ancrage ter­ri­to­rial, la qua­li­té et la bonne poro­si­té de ses bords, ain­si que sa manière unique d’être en sus­pen­sion au-des­sus de la tri­via­li­té du quo­ti­dien en font un lieu de tous les possibles.
Sachant par ailleurs que la ques­tion de savoir si ces pos­sibles peuvent adve­nir ou pas est sans impor­tance, du moment que cet espace nous ras­sure en nous pous­sant seule­ment à croire qu’il est pos­sible qu’ils adviennent.
L’urbaniste a par­fois l’optimisme de croire que les lieux qu’il conçoit favo­ri­se­ront la séren­di­pi­té des per­sonnes qui les pra­ti­que­ront, que la poé­sie en émer­ge­ra spon­ta­né­ment. Et que les hasards objec­tifs fleu­ri­ront sur le béton. Ils n’ont pas tota­le­ment tort, mais il faut pour l’espérer (pas même le croire) une modes­tie rare et une pré­ten­tion incroyable.
– La modes­tie de pen­ser qu’ils n’inventeront rien, car tout est déjà là, et qu’en para­phra­sant ces lieux connus, fer­tiles en hasards objec­tifs, ils conce­vront un bon pro­jet urbain.
– La pré­ten­tion de croire qu’ils en sont capables et de pen­ser que Bre­ton a tort, car ce n’est pas qu’une ques­tion de vie inté­rieure et de désir, mais sans doute aus­si de contexte urbain et paysager.

 

Car Bre­ton ne ménage pas les urba­nistes, son pos­tu­lat est impla­cable, et il nous en abreuve en per­ma­nence et fait s’éloigner l’idée qu’une autre voie puisse exis­ter. En attestent : « La dis­po­ni­bi­li­té d’une attente sur l’inattendu », la « soif d’errer à la ren­contre de tout », « L’attente à la fois neutre et aler­tée, devant les êtres et les choses, l’essentiel de l’attitude poé­tique. »
Ou encore : « L’attente qui se fait dans le vent de l’éventuel », quand Bre­ton prend une posi­tion de « guet­teur devant les signaux énig­ma­tiques et fugi­tifs de la vie ». Et qu’il dit : « Je n’attends rien que de ma seule dis­po­ni­bi­li­té. Que de cette soif d’errer à la ren­contre de tout, dont je m’assure qu’elle me main­tient en com­mu­ni­ca­tion mys­té­rieuse avec les autres êtres dis­po­nibles, comme si nous étions appe­lés à nous réunir sou­dain. J’aimerais que ma vie ne laisse der­rière elle d’autre mur­mure que celui d’une chan­son de guet­teur, qu’une chan­son pour trom­per l’attente. Indé­pen­dam­ment de ce qui arrive ou n’arrive pas, c’est l’attente qui est magni­fique. »
Et pour nous ache­ver : « Les cir­cons­tances exté­rieures du rap­pro­che­ment des êtres et des choses semblent obéir d’une néces­si­té inté­rieure née de l’attente et du désir. Elles sont liées au hasard objec­tif. »

 

Heu­reu­se­ment, alors que tout sem­blait per­du, une phrase émerge, une simple phrase de Bre­ton, où il semble avoir l’élégance de se contre­dire ou du moins de nuan­cer le pro­pos et offrir un indice apte à décom­plexer ceux, qui, comme moi, auraient l’idée sau­gre­nue que tout ne repo­se­rait pas que sur ce don que cer­tains pos­sèdent, qui leur per­met d’accueillir l’inattendu, plus et mieux que les autres.
Au détour de cette phrase, Bre­ton nous donne l’espoir d’un autre vec­teur de créa­tion des condi­tions poé­tiques de la rencontre.
Une phrase qui évoque l’écrin de l’attente et du désir : le contexte spatial :

 La rue que je croyais capable de livrer à ma vie ses sur­pre­nants détours, la rue avec ses inquié­tudes et ses regards était mon véri­table élément 

(« Confes­sion dédaigneuse »).

Il n’y aurait donc pas uni­que­ment des élus pri­vi­lé­giés, dotés de ce don, mais aus­si poten­tiel­le­ment des espaces urbains qui nous ren­draient éli­gibles, dont la rue serait emblé­ma­tique. Là, se joue tout ce qui m’importe en tant qu’urbaniste, l’identification de ces lieux qui fer­ti­lisent les situa­tions poé­tiques. Nous les connais­sons. Il suf­fit de s’enfoncer dans nos ren­contres déci­sives pas­sées, et de consta­ter qu’elles sont presque tou­jours asso­ciées à ces lieux.

J’ai ren­dez-vous aujourd’hui à quinze heures, place de la Contre­scarpe. En par­tant à qua­torze heures trente, je sais que j’y serai. Pour­tant je pars à midi, sans réflé­chir, habi­té par un élan. Car je sais que l’attente m’attend sys­té­ma­ti­que­ment dans ce quartier.
J’ai ren­dez-vous avec cette attente avant mon ren­dez-vous. Une attente authen­ti­que­ment bretonienne.
Elle m’attend tou­jours quand je me rends dans ce coin de Paris, là, tapis dans l’ombre. Elle me manque dès le moment où j’entends le nom de cette place pro­non­cé par ce maître d’ouvrage lorsqu’il pro­gramme ce ren­dez-vous. Et je lui manque aus­si, cette attente crie mon nom et celui de celle que je rencontrerai.
Et c’est pré­ci­sé­ment le moment où je quitte Bre­ton et son attente savante, réser­vée à une sorte d’élite poé­tique. (Et le rejoins à la fois puisqu’il a dai­gné par­ler de la rue.)
Car je pré­tends que cer­tains espaces urbains et archi­tec­tu­raux sont plus aptes que d’autres à démo­cra­ti­ser cette attente et offrir des hasards objec­tifs au plus grand nombre. Je les dénombre en me remé­mo­rant tous ces ren­dez-vous où je suis arri­vé plu­sieurs heures en avance.
Il y a eu ce ren­dez-vous ave­nue Tru­daine : une heure trente d’avance, où j’ai ren­con­tré mon couple mori­bond dans le regard bleu d’une jeune femme qui ne sera jamais ma femme. Cet entre­tien d’embauche cour des Petites-Écu­ries, une heure d’avance, où ce lieu m’a racon­té une ren­contre avec un archi­tecte qui allait chan­ger ma vie, avant même que cette ren­contre n’ait lieu.
Ce ren­dez-vous au Yoyo, devant le palais de Tokyo : quatre heures d’avance, où j’ai ren­con­tré Gaé­tan, un clo­chard de 26 ans, sept ans de rue, plus en forme que moi, qui m’a fait l’aumône d’un peu d’humour.
Ce ren­dez-vous rue de Rivo­li : deux heures d’avance, où j’ai ren­con­tré une jeune per­sonne qui regar­dait dans la même direc­tion que moi, le cou­cher de soleil royal dans l’axe des Champs-Élysées.
De ce jour où j’ai ren­con­tré l’hystérie patriote en zone de non-droit (sic), en atten­dant mon dea­ler en retard de deux heures au pied d’une barre de la cité des Cani­bouts à Colombes, pen­dant le Mon­dial 98, assis dans un fau­teuil club au milieu d’une cin­quan­taine de jeunes qui regar­daient la demi-finale sur un écran géant.
De ce jour où, au café Fisha­wi, dans le Khan el-Kha­li­li, j’ai ren­con­tré un homme sin­gu­lier, qui m’a fait tom­ber amou­reux du Caire en m’abreuvant d’histoires étranges, au moment où se levait un de ces vents de sable, un vent orange, inquié­tant, dans une ville qui s’était vidée brutalement.

 

La ville nous a tous livré à un moment ou à un autre quelques sublimes hasards objec­tifs. Cette ville dotée de pou­voirs sur­na­tu­rels, apte à cata­ly­ser la fusion d’un état d’âme et d’une pièce urbaine, la fusion d’une dis­po­ni­bi­li­té et d’un lieu pour l’accueillir.
Cette ville mira­cu­leuse et dia­bo­lique pour âmes pos­sé­dées par l’idée qu’une ren­contre déci­sive peut et doit advenir.
Cette ville fas­ci­nante au point de pou­voir se per­mettre d’être moche tout en res­tant sau­va­ge­ment dési­rable : maté­riaux pauvres, archi­tec­tures ratées, quar­tiers mal­fa­més. Peu importe, pour­vu qu’elle soit apte à fabri­quer cette matière poé­tique de l’attente, qui nous rend vivants, sociaux, char­nels, et ouverts au monde.
Et si je puis pro­lon­ger l’intuition de Bre­ton, je dirai qu’il ne s’agit pas de formes urbaines ex nihi­lo, il a par­lé de la rue, il aurait pu par­ler de venelle ou de place… Mais plu­tôt de formes urbaines qui épousent de manière unique un lieu, seule condi­tion pour rendre pos­sible la grande fusion avec un état d’âme.
Car seule l’unicité de l’espace – il n’y a pas deux lieux iden­tiques pos­sibles – peut per­mettre de faire naître l’équivalente uni­ci­té du hasard objec­tif et de son corol­laire : la ren­contre poé­tique – il n’y a pas deux ren­contres iden­tiques possibles.

 

Il faut donc s’astreindre à dis­sé­quer ces lieux, les attentes qui les pré­cèdent, et leurs rap­ports au monde et au ter­ri­toire. Mesu­rer leur qua­li­té à la qua­li­té et la durée de l’attente qui nous y atten­dait. À la lumière de ce que révèle cette dis­sec­tion, nous pour­rons enfin espé­rer nour­rir notre pra­tique. Et tendre vers un urba­nisme de l’attente, qui fait lien autant qu’il fait lieu.

 

Maxime Vicens, architecte

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