Bien vivre le temps de l’attente au rythme de l’usager

Aude Masboungi est architecte-urbaniste. Elle cofonde, en 2015, l’agence d’assistance à maîtrise d’usage (AMU) et de stratégie urbaine La Belle Friche, qui propose une programmation urbaine alternative et inclusive.

Trop long le temps d’attente de l’usager face à la lour­deur du pro­ces­sus de trans­for­ma­tion urbaine ! En effet, de manière générale, les grands pro­jets d’urbanisme s’étalent sur une période qui varie entre dix et trente ans. Le temps admi­nis­tra­tif, économique, poli­tique et tech­nique de la fabrique de la ville n’est jamais aisément assi­milé par le rive­rain, dont le temps repose sur un vécu quo­ti­dien qui en appelle par­fois à l’urgence. De plus, la chaîne de fabri­ca­tion d’un pro­jet est séquencée. Des phases se super­posent, les procédures peuvent être rétroactives, avec des moments d’accélération, de blo­cage et des ralen­tis­se­ments qui se succèdent ou s’accumulent dans un contexte d’incertitude gran­dis­sant (juri­dique, finan­cier, politique).

Lors de la phase opérationnelle, le pha­sage est tel que des pre­miers pro­grammes peuvent être fraîchement livrés, inves­tis par de nou­veaux occu­pants, tan­dis que d’autres espaces res­tent en friche, en tra­vaux ou en attente de réhabilitation. Le temps de la muta­tion urbaine, incom­pres­sible, est sou­vent mal vécu par les habi­tants vivant dans des condi­tions précaires, puis dans un chan­tier pen­dant de longues années.

Spécifiquement, en contexte de renou­vel­le­ment urbain, on note des problématiques récurrentes dans les quar­tiers prio­ri­taires de la poli­tique de la ville (QPV), liées à la fois aux temporalités longues (procédures admi­nis­tra­tives et chan­tier), à l’appréhension de la popu­la­tion du chan­ge­ment urbain et sociodémographique, avec crainte, voire regret des pro­jets de démolitions lourdes prévues dans les grands ensembles, alors qu’il s’agit d’un cadre fami­lier auquel les habi­tants sont sou­vent attachés. Il y a alors nécessité d’accompagner l’habitant et l’usager dans ce pro­ces­sus de trans­for­ma­tion, voire de l’intégrer à l’opération et de le rendre acteur, en fai­sant en sorte que ces temps soient féconds, avec une pos­si­bi­lité pour l’usager de faire évoluer le pro­jet au regard de sa propre pra­tique, et en fami­lia­ri­sant l’habitant – et le visi­teur – avec les futurs espaces qui naîtront de la recon­ver­sion de son environnement.

Par­tant de ces sujets émergents, il s’agit de développer une méthode centrée autour de l’usager et de son vécu, pre­nant en compte les différentes phases de la tran­si­tion urbaine, mais aus­si sociale, écologique et pro­gram­ma­tique. Pour ce faire, le ter­rain doit être la source d’inspiration pour le pro­jet, sans préjugés ini­tiaux. Cela passe par des entre­tiens, des enquêtes (phy­siques et/ ou en ligne) et des ren­contres spontanées dans l’espace public (notam­ment à l’aide d’un stand mobile), des ate­liers à domi­cile qui ciblent les publics à inter­ro­ger selon les pro­jets (sco­laires, centres sociaux, commerçants, etc.).

Il s’agit donc d’« aller vers » plutôt que de « faire venir » l’usager. Il convient d’éviter les concer­ta­tions non représentatives. Dans chaque mis­sion, les par­ti­ci­pants sont comptés et identifiés en termes de genre, d’âge et, par­fois, de catégorie socio­pro­fes­sion­nelle (CSP). Parallèlement ou en aval des enquêtes menées, il faut autant que pos­sible rendre les quar­tiers en trans­for­ma­tion confor­tables pour les usa­gers, avec des dis­po­si­tifs comme la signalétique, des par­cours, des espaces d’information autour du pro­jet en cours ou à venir, des éléments qui racontent l’histoire du site (por­traits, paroles d’habitants, faits his­to­riques), des micro-aménagements et des ani­ma­tions avec la popu­la­tion locale pour les faire vivre… L’enjeu est alors de jouer les intermédiaires, porte-parole entre la sphère maîtrise d’ouvrage/institutions/maîtrise d’œuvre et la sphère civile, avec les habi­tants et usa­gers. Ain­si, nous fai­sons des allers-retours entre la décision, le des­sin et le ter­rain pour faire évoluer l’un et l’autre dans le temps long de l’aménagement urbain.

Par ailleurs, la pro­gram­ma­tion urbaine, qui consiste à pen­ser des usages et fonc­tions, les dimen­sions et le mode des espaces à aménager, s’est vue bouleversée par les évolutions de para­digmes quant à la fabrique de la ville. En quelques années, nous sommes passés de la pla­ni­fi­ca­tion urbaine au pro­jet urbain, conçu par les concep­teurs archi­tectes-urba­nistes, et aujourd’hui, à la stratégie/ pro­gram­ma­tion urbaine qui met en lumière l’apport des sciences sociales et le rôle cen­tral de l’usager (Jean-Yves Chapuis).

En ce sens, la par­ti­ci­pa­tion citoyenne, l’urbanisme transitoire/tactique/évolutif peuvent influer sur la manière de pen­ser les fonc- tions au plus proche des desi­de­ra­ta des usa­gers, afin d’en définir les contours volumétriques et spa­tiaux. L’usager, qui arri­vait en fin de pro­ces­sus dans la tem­po­ra­lité de l’aménagement urbain, tend à prendre sa place plus en amont.

Il s’agit aus­si de privilégier le « non-fini », lais­sant la porte ouverte aux différentes uti­li­sa­tions qui pour­raient être faites d’un site. En effet, dans un pro­jet de renou­vel­le­ment urbain, il existe une part d’incertitude quant au mélange des fonc­tions urbaines pensées de façon prag­ma­tique, sur un site en trans­for­ma­tion avec un nou­veau mel­ting-pot de popu­la­tion. Ain­si, des sur­faces non programmées doivent être gardées « en réserve ».

La nécessaire cohésion sociale

Par exemple, sur le cam­pus de Cachan (ancien cam­pus de l’École natio­nale supérieure) – 11 hec­tares aménagés par la Société d’aménagement et de développement des villes et du département du Val-de-Marne (Sadev 94) –, les écoles d’ingénieurs (Aivan­ci­ty, EPF, ECAM-EPMI, etc.) vivent actuel­le­ment dans des enclaves enserrées elles-mêmes dans l’enceinte du cam­pus, sans espaces com­muns ni ani­ma­tions (prévus dans le pro­jet à terme). La démarche d’assistance à maîtrise d’usage (AMU) consiste en pre­mier lieu à uti­li­ser un bâtiment « La Por­te­rie », ancienne mai­son de gar­dien, afin d’en faire un tiers-lieu d’insertion (café/restauration, fablab et res­sour­ce­rie) pour dix-huit mois, pro­jet porté par l’association La Mine.

Un des enjeux forts du pro­jet étant d’ouvrir les cam­pus sur la ville pour en faire un quar­tier, le nou­veau tiers-lieu per­met­tra, dans une démarche d’insertion, de mêler le savoir-faire des écoles avec la popu­la­tion locale, d’ouvrir une buvette res­tau­ra­tion aux étudiants qui manquent d’espace de ras­sem­ble­ment, mais aus­si aux rive­rains. Il s’agit aus­si de mettre en avant les portes d’entrée pour inci­ter les rive­rains à par­cou­rir le site avant la livrai­son finale, de tra­vailler la signalétique et les par­cours pour orien­ter les usa­gers, de par­ler du pro­jet urbain et de l’histoire du site. Il faut donc ima­gi­ner des pro­grammes inat­ten­dus, des mon­tages immo­bi­liers inno­vants, des dis­po­si­tifs archi­tec­tu­raux évolutifs et réversibles, et un pha­sage pre­nant en compte le temps de l’usager et l’éventuelle évolution, voire muta­tion d’une par­tie du programme.

Enfin, dans un contexte de plus en plus incer­tain, comme celui dans lequel nous bai­gnons avec les ten­sions poli­tiques, les séquelles de la pandémie, des conflits sociaux, sans oublier les émeutes récentes…, les lieux de proxi­mité (espaces publics, tiers-lieux, équipements spor­tifs, etc.) semblent plus que jamais por­ter la res­pon­sa­bi­lité du bras­sage des âges entre genres, niveaux sociaux et de la nécessaire cohésion sociale. « Ce qui compte pour nous, c’est le présent », nous confient sou­vent les usagers.

Pour conclure sur la ques­tion du temps en arti­cu­la­tion avec la démarche d’assistance à maîtrise d’usage, son effi­ca­cité exige sans doute que cette dernière soit lancée au bon moment (sou­vent avant l’avant-projet, mais pas trop en amont non plus), avec le bon tour de table (être en lien avec les concep­teurs direc­te­ment est essen­tiel pour intégrer les résultats du ter­rain), le finan- cement nécessaire (l’urbanisme tactique/transitoire a un coût), enfin, des inter­lo­cu­teurs engagés.

Une ques­tion per­siste néanmoins : les mis­sions étant commanditées le plus sou­vent par la sphère ins­ti­tu­tion­nelle (avec un fonc- tion­ne­ment interne et un calen­drier électoral inférieur au temps des pro­jets urbains), com­ment assu­rer la prise en compte des retours du ter­rain dans le temps à la fois court (décisions instantanées à prendre, nécessitant sou­plesse et flui­dité) et le temps très long de l’aménagement, garant de la parole habi­tante malgré les chan­ge­ments poli­tiques et les aléas des pro­jets urbains ?

Aude Mas­boun­gi

© D. R.

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