David Harvey en France… enfin !

Le 8 avril dernier, un jeune géographe de 87 ans a fait une entrée remarquée dans l’espace public hexagonal. Son nom ? David Harvey. Une poignée de curieux chanceux a pu le voir, en chair et en os, lors d’un évènement organisé par l’Institut La Boétie.

 

David Har­vey n’est rien moins que le géographe le plus cité au monde et l’une des grandes figures inter­na­tio­nales des sciences sociales cri­tiques. Ses tra­vaux consti­tuent une référence incon­tour­nable pour qui­conque tra­vaille sur la ville. Pour­tant, en France, il est très peu connu et a long­temps été très peu mobi­lisé, que ce soit par les cher­cheurs ou par les urba­nistes, à l’inverse d’un Hen­ri Lefebvre.

C’est grâce à une génération de jeunes géographes, et tout particulièrement Cécile Gin­trac ou le regretté Mat­thieu Giroud, et à des mai­sons d’édition auda­cieuses comme Amster­dam ou Les Prai­ries ordi­naires, qu’à par­tir des années 2010, le tra­vail d’Harvey a pu être enfin porté à la connais­sance d’un public plus large, à la faveur d’un patient tra­vail de traduction.
Mais en quoi le tra­vail d’Harvey est-il si impor­tant ? Le géographe a spa­tia­lisé le mar­xisme en inven­tant un matérialisme historico-géographique qui théorise la manière dont le capi­ta­lisme pro­duit sa propre géographie, très lar­ge­ment urbaine, et dont celle-ci devient, à son tour, par­tie pre­nante du pro­ces­sus d’accumulation capitaliste.

Les espaces dans les­quels nous vivons consti­tuent la matérialisation des flux de capi­taux. Har­vey va notam­ment s’intéresser à l’urbanisation du capi­tal, autre­ment dit, à la manière dont le sur­plus de capi­tal est réinvesti dans la pro­duc­tion de l’environnement bâti.

Tou­te­fois, l’infrastructure phy­sique ain­si générée n’est pas qu’un pay­sage ou une sorte de cimetière des sur­plus du capi­ta­lisme. C’est également la matière première de nou­velles stratégies d’accumulation et de spéculation de la part des capi­ta­listes, et notam­ment de ceux qui incarnent le pro­per­ty capi­tal (propriétaires, pro­mo­teurs, inves­tis­seurs, etc.). Ces stratégies ont pour effet de déterminer la for­tune des différents espaces, qu’ils soient délaissés (inner cities, régions indus­trielles, villes moyennes) ou, au contraire, inves­tis par le capi­tal (quar­tiers d’affaires, espaces gentrifiés, métropoles).

Au-delà, ces stratégies d’accumulation peuvent être aus­si à l’origine de crises systémiques du capi­ta­lisme, comme l’a montré la récente crise des sub­primes. Com­ment expli­quer que la France soit passée à côté d’un cher­cheur aus­si impor­tant ? L’autarcie académique et éditoriale française y est sans doute pour beau­coup. Har­vey a pro­ba­ble­ment aus­si pâti du refou­le­ment du struc­tu­ra­lisme et du mar­xisme qui fut à la mesure de leur hégémonie pen­dant les décennies d’après‑guerre.

Mais il y a une autre rai­son qui tient au pay­sage de la for­ma­tion et de la recherche sur la ville et l’urbanisme en France. Depuis les années 1980, à mesure que les for­ma­tions en aménagement et l’urbanisme se struc­tu­raient et se pro­fes­sion­na­li­saient, on a vu ce pre­mier conti­nent académico-professionnel s’éloigner d’un autre, plus dif­fus et moins struc­turé, celui des études urbaines et des sciences sociales de la ville. On a plus formé en France à la concep­tion des plans d’occupation des sols (POS), puis des plans locaux d’urbanisme (PLU) qu’à l’économie poli­tique urbaine.

En quoi David Har­vey est-il utile à l’urbaniste ? Il lui per­met de le des­siller sur ce qui consti­tue la matière première
des pro­ces­sus de pro­duc­tion de l’espace urbain – les mécanismes d’accumulation et de valo­ri­sa­tion – et de ne pas y voir le résultat du seul génie des concep­teurs ou de la clair­voyance des édiles. Il l’éclaire aus­si sur les trans­for­ma­tions récentes des rap­ports entre le capi­tal et la ville.

Avec la glo­ba­li­sa­tion, la néolibéralisation, la désindustrialisation et la finan­cia­ri­sa­tion, les villes ne sont plus une des­ti­na­tion secon­daire des capi­taux. Les biens urbains (loge­ments, bureaux, infra­struc­tures) sont deve­nus des actifs, des­quels les spéculateurs attendent des pro­fits miro­bo­lants et aux­quels sont appliqués les modes de cal­cul de l’industrie financière. Et cela a bien enten­du toute une série de conséquences sur les modes de pro­duc­tion de la ville et l’exercice effec­tif du droit à la ville pour tous.

Gilles Pin­son, pro­fes­seur de science poli­tique à Sciences-Po Bordeaux. 

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