Par son approche militante et subjective, l’association Migreurop entend rendre visibles des données peu connues et relayer des discours peu entendus sur la question migratoire.
Les atlas de Migreurop (2009, 2012, 2017 et 2022) sont caractérisés par une variété d’images qui témoignent d’une vision élargie de la carte et de la cartographie dédiée au phénomène migratoire. Au sein de la Brigade d’intervention cartographique (BIC) de Migreurop, les termes de carte et de cartographie sont appréhendés dans un sens large et englobant. Ils recouvrent la représentation sous la forme d’un dessin (manuel, automatisé) d’une réalité visible à la surface de la terre ou d’une situation non directement visible, mais qui émerge par un traitement spécifique. La plupart des iconographies combinent plusieurs de ces méthodes à partir d’un matériau varié.
Les sources sont textuelles (récits, entretiens, témoignages, lettres, textes de lois, littérature grise, articles), graphiques (photographie, dessin, croquis), statistiques (tableaux de données officielles ou issues de la recherche) et/ou géographiques (données localisées). Elles permettent de retracer des évènements liés à la gestion de l’altérité et de la présence étrangère dans les pays de l’Union européenne et au-delà.
Dans bien des cas, les cartes localisent, illustrent, font la synthèse d’un phénomène difficile à appréhender. Abstraites (en partie), elles procèdent d’une représentation située d’une circonstance migratoire. L’approche cartographique du collectif de Migreurop assume pleinement cette abstraction, dans une perspective d’analyse critique. Il s’agit de prendre acte du fait que ces outils de visualisation et de sensibilisation inégalables sont, à ce titre, un instrument de pouvoir et ils imposent une vision de l’espace qui n’est autre que celle, subjective, du/de la cartographe. Ce pouvoir est véhiculé par un langage graphique spécifique, permettant à la carte de communiquer une information, de déconstruire une idée reçue, une hypothèse fallacieuse.
Dans le domaine de la cartographie des migrations, les messages les plus diffusés en Europe, et dont certains médias à large audience font régulièrement l’écho, sont largement dominés par la trame narrative de l’« invasion », de la « submersion », de la « subversion », voire de la « contamination ». Sur les cartes produites par des acteurs du contrôle migratoire tels Frontex, on voit très bien comment le symbole flèche peut être détourné, utilisé dans une visée persuasive pour véhiculer le message qu’une invasion est en cours.
Face à cela, Migreurop cherche régulièrement à déconstruire les processus de fabrication et de mise en scène cartographiques, en adoptant une posture qui est d’abord scientifique. Toute carte, puisqu’elle véhicule un discours et mobilise un imaginaire en déployant graphiquement des artifices rhétoriques (jeux de couleurs, de formes, de mots, etc.), peut être trompeuse, manipulatoire ou orientée. L’imaginaire des acteurs opposés à la liberté de circulation pouvant être violent, la représentation des phénomènes migratoires revêt un enjeu fort. C’est pourquoi le collectif assume une position subjective n’hésitant pas à mobiliser ces mêmes artifices dans le cadre d’une approche rationnelle et non fantasmée, montrant des faits, en contextualisant son dis- cours à l’aune des recherches récentes.
Déconstruire la fabrique de la carte
La posture est aussi « radicale », le collectif cherchant à déconstruire les processus de fabrique, de « mise en scène » de la carte. Des cartographies sensibles mettent en œuvre des solutions graphiques adaptées aux dimensions narratives, psychologiques et émotionnelles des parcours; à l’individualité, à la subjectivité des récits.
Des procédés participatifs permettent parfois l’intervention des personnes migrantes dans la construction de leur récit cartographique : c’est le cas du travail qu’Ahmed B. a réalisé avec Morgane Dujmovic, pour cartographier sa propre trajectoire, et qui fut repris collectivement avec Françoise Bahoken et Olivier Clochard.
Cette posture réflexive et subjective, centrée sur l’individu ou le groupe (familial, social), donne une importance équivalente à des réalités migratoires toujours complexes (visibles ou invisibles, concrètes, abstraites ou imaginaires) et s’exprimant à différentes échelles (nationales, régionales, jusqu’au niveau mondial), en lien avec la diversité des expériences des personnes en migration (migrant·es, réfugié·es, demandeur·euses ou débouté·es du droit d’asile, etc.).
Pour en rendre compte, des parcours migratoires sont représentés à l’échelle individuelle à partir de données ethnographiques. On s’intéresse, alors, moins au niveau agrégé/macro des flux/ mouvements migratoires qu’au niveau micro/individuel ou du groupe. L’échelle macro permet de mettre en lumière différentes modalités de la géographie des migrations reliant des lieux par- fois éloignés. Elle caractérise l’espace migratoire de groupes socio‑économiques spécifiques (travailleur·euses, femmes), notamment en fonction de politiques migratoires ou d’enjeux géopolitiques.
L’échelle individuelle du parcours de vie focalise l’attention sur l’espace-temps de la migration elle-même, en s’attachant à rendre compte des conditions de résidence, d’exil, d’installation. Elle montre ainsi, avec plus ou moins d’exactitude, le cheminement emprunté, les obstacles rencontrés, les temporalités et les spatialités concernées, leurs ressources et les acteurs qui contribuent à la fabrique de ces parcours migratoires.
L’approche étant par ailleurs militante, la cartographie, telle qu’elle est mise en œuvre au cœur de Migreurop, peut être vue comme un « combat cartographique » mené pour dénoncer, par exemple les répercussions des politiques migratoires sur la vie des exilé·es. Elle permet de rendre compte par l’image de faits violents qui sont souvent peu perceptibles, de discours peu entendus, de rendre visibles des données peu connues. Le collectif s’appuie bien souvent sur des matériaux produits ou recueillis par des associations, des chercheur·euses, qui mènent un travail de fourmis pour produire des données sur des thématiques pour lesquelles les institutions ne souhaitent pas communiquer.
Privilégier l’hétérogénéité graphique
La question de la cartographie des morts aux frontières en est un exemple emblématique depuis la première version réalisée en 2003. Les données, d’abord produites par la société civile, ont ensuite fait l’objet d’instrumentalisations politiques par des organisations telle l’Organisation internationale pour les migrations. Elles sont aussi cartographiées régulièrement par des membres de Migreurop à différentes échelles et sur différents supports – voir la carte interactive réalisée par Maël Galisson et Nicolas Lambert. À l’échelle locale, Morgane Dujmovic et Thibauld Duffey ont représenté – en réponse à la demande d’associations – l’âge et les circonstances précises des décès (personnes percutées sur l’autoroute, électrocutées sur les trains, noyées dans le fleuve) survenus dans la vallée de la Roya (frontière franco-italienne) à partir de données recueillies auprès d’habitant·es et d’articles de la presse locale.
Le dernier atlas de Migreurop (2022) a porté sur les migrations et les conditions de la liberté de circulation dans le monde, et non sur la critique des politiques de contrôle européennes. Cette 4e version résulte d’une réflexion collective sur les conditions historiques, précoloniales ou contemporaines, politiques et sociales qui ont permis à des formes de liberté de circulation de s’exprimer à différentes échelles. Cette dernière est questionnée selon différents contextes, avec des orientations militantes et idéologiques (no border, libérales, institutionnelles, etc.). Comme les opus précédents, ce projet cartographique privilégie la créativité, l’hétérogénéité graphique et les jeux d’échelles. Une soixantaine de cartes inédites, réalisées par une vingtaine de personnes, dont le tiers à plusieurs mains, est répartie sur l’ensemble de l’ouvrage, auxquelles viennent s’ajouter des photos et des dessins.
L’atlas se termine par un appel à renouveler les imaginaires sur la liberté de mouvement. « Les travaux et les dimensions politiques des cartes de Migreurop s’inscrivent dans des actions revendicatives ou contentieuses, mais elles ont aussi la préoccupation d’apporter des connaissances pouvant venir en contrepoint de celles mobilisées par les acteurs institutionnels, médiatiques. » L’idée étant d’élaborer des iconographies, certes parfois incomplètes et subjectives, mais qui permettent d’étayer les deux boussoles du réseau Migreurop : celle allant à l’encontre de l’utilisation des camps et l’autre en faveur de la liberté de circulation, soit des « imaginaires politiques radicaux capables de demander l’impossible ».
Par la Brigade d’intervention cartographique de Migreurop.
© Armand Colin, 2017
© Armand Colin, 2022