L’Alarm Club est une association loi de 1901 qui alarme sur les dangers et les abus dans les domaines de l’art, l’architecture et la ville face au dérèglement climatique, à l’effondrement de la biodiversité et aux inégalités sociales. Elle organise des actions de tout ordre, pour proposer de bonnes pratiques et regroupe architectes, artistes, urbanistes, anthropologues, sociologues, ingénieurs…


Il y a quelque temps, le monde découvrait, effaré, une situation de crise monumentale, d’échelle planétaire. Une crise comme l’Homme n’en avait jamais connu auparavant: il était confronté pour la première fois à sa propre survie non pas de manière ponctuelle et localisée d’un groupe quelque part sur le globe, comme on l’avait toujours observé, mais de manière extraordi- nairement globale. Tous et toutes étaient concernés, sans distinction de race, de nationalité, de classe sociale ou de quoi que ce soit d’autre. Et ce jour-là, ce fut un spectacle magnifique que d’observer le monde se mettre en mouvement avec l’harmonie d’une famille unie, car, de cette crise globale allait découler un consensus mondial, autour du diagnostic certes, mais également autour de l’ambition à mettre dans la résolution de cette crise. Une maturité existentielle collective émergeait et transcendait tout. Une situation ultracritique et une réponse à la hauteur de la gravité de la crise.
Et surtout, et c’est sans doute ce qu’il y a de plus important dans cette histoire, une réponse assez profondément uniforme à l’échelle de la planète, une compréhension universelle du problème et une réponse qui allait réunir l’ensemble des représentants de l’espèce humaine et de ses dirigeants, autour d’un même combat, un même dessein, pour leur survie. Une telle unité, pourtant inimaginable quelques mois auparavant (hormis peut‑être au cinéma, pour faire face à une invasion extraterrestre), avait eu lieu. Inimaginable également fut le niveau de cette réponse ; aucune limite, aucun sacrifice ne pouvait entraver cette détermination collective à surmonter cette crise inédite. Nous étions collectivement prêts à tout pour nous en sortir.
Désolé !
Non, nous ne parlons malheureusement pas ici des crises environnementales et climatiques ; ce sursaut n’a pas eu lieu. Désolé. Pourtant, en écrivant ces lignes, et on imagine en les lisant, nous ne pouvons nous empêcher d’y penser, chérissant ce jour béni où les planètes seraient enfin alignées – espérons-le – avant que le drame ne soit totalement consumé –, où le monde trouverait enfin la force et les ressources du renoncement. Par amour pour lui-même, par timidité vis‑à-vis de l’Univers, par peur du vide existentiel, ou tout simplement par goût pour la beauté, la beauté de la nature, la beauté de la nature dans les yeux d’un enfant…
Sauf que ça n’a pas eu lieu. Car on y pense, puis on oublie, pour ne pas se faire trop mal, ou pour réussir à continuer à faire des enfants dans ce monde. On enterre ce fantasme, on l’inhume entre le « grand soir » de nos parents et le vieux rêve d’explorer le centre de la Terre ou Proxima du Centaure. On préfère l’inhumer parce que nous ne pouvons pas nous imaginer que ce scénario puisse devenir réalité. Les gens sérieux le disent. Les écolos illuminés ne le disent pas, mais leurs yeux le crient. On ne peut l’imaginer, tant la complexité, tant les enjeux géopolitiques, tant les enjeux financiers, tant la bêtise humaine – seule expression d’une certaine uniformité dans notre identité – nous en empêcheraient.
Asymétrie des crises
Pourtant, ce scénario si optimiste, auquel nous n’osons même pas rêver, d’un monde qui se met harmonieusement en branle pour résoudre une crise planétaire, existe. Oui, étrangement, et nous l’avons tous vécu. Un jour de mars 2020, ce n’était pas le monde de la crise climatique, mais le monde de la crise sanitaire. Tout y était, et même plus. Le renoncement était total : on allait se confiner mondialement, ne plus aller à l’école, au théâtre, au travail, on allait se vacciner mondialement, on allait se masquer mondialement. Le monde allait se mettre en pause, ne plus voyager, se déplacer le moins possible, moins consommer, moins tout…
Ce consensus inatteignable, ce fantasme fou était devenu réel. Personne n’aurait pu oser le penser et pourtant, ça avait lieu. Alors pourquoi n’ose-t-on pas le penser pour l’environnement? Comme si notre crise climatique et environnementale, celle qui anime tous nos combats, n’était pas assez belle, pas assez digne. Qu’elle ne méritait pas un consensus, elle ! Qu’a‑t- elle de moins que la crise sanitaire ? Elle n’enrichit pas ? Elle n’a pas de blouse blanche? Elle est trop verte ? Il y a quelque chose de symptomatique à accepter un confinement mondial et un arrêt total de toutes les économies pour une vilaine grippe, et ne rien faire pour la crise environnementale et climatique. Symptomatique, peut‑être, d’une vision du monde anthropocentrée sur un homme fini qui vit sur un espace fini et qui jalouse ce monde infini.
Il est probable que, secrètement, chaque homme espère que le monde disparaîtra quand son cœur à lui s’arrêtera. Serait-ce l’explication à tant d’inaction ? Objectivement, nous n’avons pas vu la dissymétrie du traitement de ces deux crises, et nous n’avons pas réussi à la prendre pour ce qu’elle était – sans doute à cause de cette raison secrète. Mais nous la voyons aujourd’hui : la crise environnementale et climatique mérite la même ambition et le même consensus que la crise sanitaire du Covid-19.
« La grande pause »
Ça commencera par une « grande pause ». Et il nous semble que cela se fête, car c’est une fête qui n’a rien de punitif qui s’annonce, un festin ontologique orgiaque: on va s’en mettre partout. Un moment puissant, de retour à une existence au sens retrouvé. Et on va commencer par un confinement à l’envers : une grande pause positive. Une fête païenne et active qu’on renouvellera tous les ans pendant trois mois.
Le monde du vivant s’effondre avec une rapidité et une fulgurance jamais vues. Pesticides, réchauffement, pollutions, les causes sont connues et les scientifiques l’affirment sans relâche : nous allons vers une catastrophe si on ne fait rien, si on reste sur la même trajectoire économique de consommation et de prédation sur le vivant. Il faut tirer le signal d’alarme et stopper le « PCP », ce train à grande vitesse de la « Production, Consommation, Prédation ». Il faut d’urgence tout arrêter pour laisser respirer la Nature. Comme au printemps 2020, celle-ci pourrait reprendre un peu ses droits (à l’instar des poissons nageant dans les eaux devenues propres des canaux de Venise).
Mais à l’inverse du printemps 2020, on ne resterait pas confiné chacun chez soi, au contraire : on marquerait tous une « grande pause » pour réfléchir collectivement et se prendre en main. Car il faut s’alarmer de l’écart entre les promesses et les pratiques. Prendre conscience que la situation n’est pas entre de bonnes mains et que la technologie ou la croissance « verte » ne peuvent pas nous sauver. La puissance des lobbys financiers est trop forte, dévastatrice, dark.
Alors, d’urgence, il nous faut réfléchir ensemble, s’informer sérieusement de l’état de la planète (biodiversités, climat, carbone, pollution, océans, eaux, énergies…), et nous poser les bonnes questions sur la finalité de nos existences – comment voulons-nous vivre ?
Il faut envisager un monde sans activités destructrices et aliénantes, inventer un nouveau paradigme, se donner les chances d’une nouvelle Renaissance, à travers la culture et l’art, domaines dans lesquels tout reste ouvert pendant la « grande pause ». Pendant la « grande pause », on agit pour redonner des espaces au vivant : forêts ensauvagées, haies replantées, surfaces désimperméabilisées… On ne voyage plus, on se déplace un minimum et à plusieurs. On réduit a minima notre production et notre consommation. On n’achète plus de neuf, on recycle tout, on loue, on emprunte, on partage. On ne construit plus en dehors du « déjà-là », on répare tout ce qui peut l’être, on économise énergie, eau, alimentation… On œuvre collectivement pour une sobriété assumée et heureuse. On partage les réflexions, les expériences alternatives, on en discute sans modération en forums, assemblées, associations, expérimentations… enfin !
La « grande pause » dure trois mois, elle commence dès que possible en 2024. Nous proposons de réfléchir, pour trouver les modalités de mise en place de la « grande pause » et interpeller les politiques pour qu’ils comprennent son urgence absolue. Maintenant.
Maxime Vicens et Nicolas Michelin
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