Concurrence des crises

L’Alarm Club est une association loi de 1901 qui alarme sur les dangers et les abus dans les domaines de l’art, l’architecture et la ville face au dérèglement climatique, à l’effondrement de la biodiversité et aux inégalités sociales. Elle organise des actions de tout ordre, pour proposer de bonnes pratiques et regroupe architectes, artistes, urbanistes, anthropologues, sociologues, ingénieurs…
© Vincent Gerbet
© D. R.

Il y a quelque temps, le monde découvrait, effaré, une situa­tion de crise monu­men­tale, d’échelle planétaire. Une crise comme l’Homme n’en avait jamais connu aupa­ra­vant: il était confronté pour la première fois à sa propre sur­vie non pas de manière ponc­tuelle et localisée d’un groupe quelque part sur le globe, comme on l’avait tou­jours observé, mais de manière extra­or­di- nai­re­ment glo­bale. Tous et toutes étaient concernés, sans dis­tinc­tion de race, de natio­na­lité, de classe sociale ou de quoi que ce soit d’autre. Et ce jour-là, ce fut un spec­tacle magni­fique que d’observer le monde se mettre en mou­ve­ment avec l’harmonie d’une famille unie, car, de cette crise glo­bale allait découler un consen­sus mon­dial, autour du diag­nos­tic certes, mais également autour de l’ambition à mettre dans la résolution de cette crise. Une matu­rité exis­ten­tielle col­lec­tive émergeait et trans­cen­dait tout. Une situa­tion ultra­cri­tique et une réponse à la hau­teur de la gra­vité de la crise.

Et sur­tout, et c’est sans doute ce qu’il y a de plus impor­tant dans cette his­toire, une réponse assez profondément uni­forme à l’échelle de la planète, une compréhension uni­ver­selle du problème et une réponse qui allait réunir l’ensemble des représentants de l’espèce humaine et de ses diri­geants, autour d’un même com­bat, un même des­sein, pour leur sur­vie. Une telle unité, pour­tant inima­gi­nable quelques mois aupa­ra­vant (hor­mis peut‑être au cinéma, pour faire face à une inva­sion extra­ter­restre), avait eu lieu. Inima­gi­nable également fut le niveau de cette réponse ; aucune limite, aucun sacri­fice ne pou­vait entra­ver cette détermination col­lec­tive à sur­mon­ter cette crise inédite. Nous étions col­lec­ti­ve­ment prêts à tout pour nous en sortir.

Désolé !

Non, nous ne par­lons mal­heu­reu­se­ment pas ici des crises envi­ron­ne­men­tales et cli­ma­tiques ; ce sur­saut n’a pas eu lieu. Désolé. Pour­tant, en écrivant ces lignes, et on ima­gine en les lisant, nous ne pou­vons nous empêcher d’y pen­ser, chérissant ce jour béni où les planètes seraient enfin alignées – espérons-le – avant que le drame ne soit tota­le­ment consumé –, où le monde trou­ve­rait enfin la force et les res­sources du renon­ce­ment. Par amour pour lui-même, par timi­dité vis‑à-vis de l’Univers, par peur du vide exis­ten­tiel, ou tout sim­ple­ment par goût pour la beauté, la beauté de la nature, la beauté de la nature dans les yeux d’un enfant…

Sauf que ça n’a pas eu lieu. Car on y pense, puis on oublie, pour ne pas se faire trop mal, ou pour réussir à conti­nuer à faire des enfants dans ce monde. On enterre ce fan­tasme, on l’inhume entre le « grand soir » de nos parents et le vieux rêve d’explorer le centre de la Terre ou Proxi­ma du Cen­taure. On préfère l’inhumer parce que nous ne pou­vons pas nous ima­gi­ner que ce scénario puisse deve­nir réalité. Les gens sérieux le disent. Les écolos illuminés ne le disent pas, mais leurs yeux le crient. On ne peut l’imaginer, tant la com­plexité, tant les enjeux géopolitiques, tant les enjeux finan­ciers, tant la bêtise humaine – seule expres­sion d’une cer­taine uni­for­mité dans notre iden­tité – nous en empêcheraient.

Asymétrie des crises

Pour­tant, ce scénario si opti­miste, auquel nous n’osons même pas rêver, d’un monde qui se met har­mo­nieu­se­ment en branle pour résoudre une crise planétaire, existe. Oui, étrangement, et nous l’avons tous vécu. Un jour de mars 2020, ce n’était pas le monde de la crise cli­ma­tique, mais le monde de la crise sani­taire. Tout y était, et même plus. Le renon­ce­ment était total : on allait se confi­ner mon­dia­le­ment, ne plus aller à l’école, au théâtre, au tra­vail, on allait se vac­ci­ner mon­dia­le­ment, on allait se mas­quer mon­dia­le­ment. Le monde allait se mettre en pause, ne plus voya­ger, se déplacer le moins pos­sible, moins consom­mer, moins tout…

Ce consen­sus inat­tei­gnable, ce fan­tasme fou était deve­nu réel. Per­sonne n’aurait pu oser le pen­ser et pour­tant, ça avait lieu. Alors pour­quoi n’ose-t-on pas le pen­ser pour l’environnement? Comme si notre crise cli­ma­tique et envi­ron­ne­men­tale, celle qui anime tous nos com­bats, n’était pas assez belle, pas assez digne. Qu’elle ne méritait pas un consen­sus, elle ! Qu’a‑t- elle de moins que la crise sani­taire ? Elle n’enrichit pas ? Elle n’a pas de blouse blanche? Elle est trop verte ? Il y a quelque chose de symp­to­ma­tique à accep­ter un confi­ne­ment mon­dial et un arrêt total de toutes les économies pour une vilaine grippe, et ne rien faire pour la crise envi­ron­ne­men­tale et cli­ma­tique. Symp­to­ma­tique, peut‑être, d’une vision du monde anthropocentrée sur un homme fini qui vit sur un espace fini et qui jalouse ce monde infini.

Il est pro­bable que, secrètement, chaque homme espère que le monde disparaîtra quand son cœur à lui s’arrêtera. Serait-ce l’explication à tant d’inaction ? Objec­ti­ve­ment, nous n’avons pas vu la dissymétrie du trai­te­ment de ces deux crises, et nous n’avons pas réussi à la prendre pour ce qu’elle était – sans doute à cause de cette rai­son secrète. Mais nous la voyons aujourd’hui : la crise envi­ron­ne­men­tale et cli­ma­tique mérite la même ambi­tion et le même consen­sus que la crise sani­taire du Covid-19.

« La grande pause »

Ça com­men­ce­ra par une « grande pause ». Et il nous semble que cela se fête, car c’est une fête qui n’a rien de puni­tif qui s’annonce, un fes­tin onto­lo­gique orgiaque: on va s’en mettre par­tout. Un moment puis­sant, de retour à une exis­tence au sens retrouvé. Et on va com­men­cer par un confi­ne­ment à l’envers : une grande pause posi­tive. Une fête païenne et active qu’on renou­vel­le­ra tous les ans pen­dant trois mois.

Le monde du vivant s’effondre avec une rapi­dité et une ful­gu­rance jamais vues. Pes­ti­cides, réchauffement, pol­lu­tions, les causes sont connues et les scien­ti­fiques l’affirment sans relâche : nous allons vers une catas­trophe si on ne fait rien, si on reste sur la même tra­jec­toire économique de consom­ma­tion et de prédation sur le vivant. Il faut tirer le signal d’alarme et stop­per le « PCP », ce train à grande vitesse de la « Pro­duc­tion, Consom­ma­tion, Prédation ». Il faut d’urgence tout arrêter pour lais­ser res­pi­rer la Nature. Comme au prin­temps 2020, celle-ci pour­rait reprendre un peu ses droits (à l’instar des pois­sons nageant dans les eaux deve­nues propres des canaux de Venise).

Mais à l’inverse du prin­temps 2020, on ne res­te­rait pas confiné cha­cun chez soi, au contraire : on mar­que­rait tous une « grande pause » pour réfléchir col­lec­ti­ve­ment et se prendre en main. Car il faut s’alarmer de l’écart entre les pro­messes et les pra­tiques. Prendre conscience que la situa­tion n’est pas entre de bonnes mains et que la tech­no­lo­gie ou la crois­sance « verte » ne peuvent pas nous sau­ver. La puis­sance des lob­bys finan­ciers est trop forte, dévastatrice, dark.

Alors, d’urgence, il nous faut réfléchir ensemble, s’informer sérieusement de l’état de la planète (biodiversités, cli­mat, car­bone, pol­lu­tion, océans, eaux, énergies…), et nous poser les bonnes ques­tions sur la fina­lité de nos exis­tences – com­ment vou­lons-nous vivre ?

Il faut envi­sa­ger un monde sans activités des­truc­trices et aliénantes, inven­ter un nou­veau para­digme, se don­ner les chances d’une nou­velle Renais­sance, à tra­vers la culture et l’art, domaines dans les­quels tout reste ouvert pen­dant la « grande pause ». Pen­dant la « grande pause », on agit pour redon­ner des espaces au vivant : forêts ensauvagées, haies replantées, sur­faces désimperméabilisées… On ne voyage plus, on se déplace un mini­mum et à plu­sieurs. On réduit a mini­ma notre pro­duc­tion et notre consom­ma­tion. On n’achète plus de neuf, on recycle tout, on loue, on emprunte, on par­tage. On ne construit plus en dehors du « déjà-là », on répare tout ce qui peut l’être, on économise énergie, eau, ali­men­ta­tion… On œuvre col­lec­ti­ve­ment pour une sobriété assumée et heu­reuse. On par­tage les réflexions, les expériences alter­na­tives, on en dis­cute sans modération en forums, assemblées, asso­cia­tions, expérimentations… enfin !

La « grande pause » dure trois mois, elle com­mence dès que pos­sible en 2024. Nous pro­po­sons de réfléchir, pour trou­ver les modalités de mise en place de la « grande pause » et inter­pel­ler les poli­tiques pour qu’ils com­prennent son urgence abso­lue. Maintenant.

Maxime Vicens et Nico­las Michelin

© Net­flix

Don’t Look Up : Déni cos­mique, d ’Adam McKay, 2021

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