Avec son roman philosophique Candide ou l’Optimisme, ainsi que le poème qu’il écrivit à ce sujet à peine quelques semaines après le tremblement de terre survenu à Lisbonne en 1755, Voltaire contribua grandement à la renommée européenne de cette catastrophe. Mais au-delà, il convient aussi de s’interroger sur le débat qui s’engagea sur la manière d’appréhender un tel phénomène. Au siècle des Lumières, pouvait-on encore s’en remettre à la divine Providence ou ne devait-on pas plutôt s’interroger sur les raisons naturelles de tels cataclysmes, ainsi que sur les conséquences pour les populations ?
La renommée internationale de la catastrophe tient tout d’abord à son ampleur. Sans que l’on puisse établir un réel bilan des pertes humaines, les estimations vont de 60 000 à plus de 100 000 victimes, les contemporains furent frappés par l’enchaînement des faits : tremblement de terre, tsunami, enfin incendies qui ravagèrent quasiment toute la ville. De nombreux ouvrages et pamphlets furent rédigés à cette occasion pour s’interroger sur le sens à donner à l’évènement. Pouvait-on encore s’en remettre à une intervention divine (d’autant que le drame avait eu lieu le 1er novembre, jour de la Toussaint) ou n’était-ce pas l’occasion d’appréhender autrement ce type de catastrophes ?
La querelle intellectuelle qui opposa Voltaire et Rousseau est, de ce point de vue, significative. Pour l’auteur de Zadig, il n’est de raison que d’accepter la fatalité qui frappe les humains. Il faut bien reconnaître un mal contre lequel on est impuissant et que rien ne justifie puisqu’il est d’ordre naturel. Pour Rousseau, au contraire, la cause est à rechercher du côté de l’organisation humaine, et non de la nature elle-même : « Sans quitter votre sujet de Lisbonne, convenez, par exemple, que, si la nature n’avait point rassemblé là vingt mille maisons de six à sept étages, et que si les habitants de cette grande ville eussent été dispersés plus également, et plus légèrement logés, le dégât eût été beaucoup moindre, et peut‑être nul. » D’une certaine manière, le Genevois ouvre ainsi la voie à une réflexion sur la responsabilité humaine dans le déclenchement des catastrophes naturelles.
De son côté, Ange Goudar, natif de Montpellier, aventurier et homme de lettres qui publie un an après la catastrophe une étude intitulée Relation historique du tremblement de terre, pointe également la responsabilité des autorités portugaises : « La terre s’est ouverte et a englouti ceux qui l’engloutissaient. »
Si certains observateurs n’ont pas attendu le siècle des Lumières pour se pencher sur l’origine exacte des catastrophes naturelles et se détacher ainsi de toute interprétation divine, on peut toutefois considérer que le tremblement de terre de Lisbonne a marqué un tournant en ce qui concerne la compréhension des risques naturels, et la nécessité de les prévenir. C’est ainsi que pour la première fois, un gouvernement lança une enquête dans tout le pays pour appréhender les indices avant-coureurs du séisme.
La manière dont les autorités portugaises engagèrent, sous la direction du Marquis de Pombal, la reconstruction de Lisbonne atteste aussi de la prise de conscience urbanistique des catastrophes naturelles.
Toutes les constructions qui n’étaient pas en conformité avec les nouvelles règles urbanistiques furent détruites. Les rues étroites du Lisbonne médiéval furent remplacées par de larges avenues bordées de maisons construites de manière à résister aux secousses sismiques. La Baixa, telle que la découvrent encore aujourd’hui les visiteurs, fut ainsi rasée et entièrement reconstruite. Il s’agissait d’une certaine manière tout à la fois de rendre raison à Rousseau pour qui « la plupart de nos maux physiques sont encore notre ouvrage », mais aussi, d’une certaine manière, d’anticiper avec presque deux siècles d’avance, la théorie de la « destruction créatrice » de Joseph Schumpeter.
Thibault Tellier, professeur d’histoire contemporaine à Sciences-Po Rennes