Entre la 2CV et Airbnb

Marco Cremaschi, dirige le Cycle d’urbanisme de Sciences-Po et travaille au Centre d’études européennes et de politique comparée. Il est également le président de l’Aperau France-Europe. Parmi ses dernières publications (codirigées) : Culture and Policy-Making (Springer, 2021) ; Regulation and Planning (Routledge, 2021).

 

Le loge­ment tel qu’on le connaît est une inven­tion du marché urbain qui a per­mis d’abriter en ville les familles bour­geoises avec leurs ser­vants, et le prolétariat indus­triel avec ses familles nom­breuses. Au fil des décennies, un dis­po­si­tif impo­sant s’est mis en place, fait d’industries, de stan­dards, de régulations et de poli­tiques. Quel est aujourd’hui l’état du dis­po­si­tif ? Faut-il le conser- ver ou cher­cher ailleurs ?

La ques­tion est posée mais la réponse reste nuancée. Le cham­bou­le­ment radi­cal n’est pas pour demain alors que l’inertie du système demeure. Côté poli­tique, si l’on s’en tient aux maigres déclarations des can­di­dats lors de l’élection présidentielle, il semble que les éléments de lan­gage aient été empruntés direc­te­ment au XIXe siècle: l’urgence de la pénurie, la prio­rité à la construc­tion, l’accès à la propriété. Dans cette approche, on n’est pas sur­pris que la stan­dar­di­sa­tion du pro­duit appa­raisse comme la condi­tion pour réduire les coûts: c’est le modèle de la première indus­tria­li­sa­tion qui a porté tant de pro­messes et de gains matériels, comme les bâtiments et les égouts hauss­man­niens, et qui a présidé à la pro­duc­tion indus­trielle de biens de masse jusqu’à la 2 CV de l’après‑guerre.

Mais au cours de ces qua­rante dernières années, tout a changé. L’urbanisation déjà : l’étalement et la métropolisation ont émietté la ville, la géographie sociale a été bouleversée à plu­sieurs reprises, l’emploi s’est éloigné du loge­ment (sauf récemment à cause du Covid). La France s’est enri­chie de dix mil­lions de loge­ments, pour la moi­tié à la demande de célibataires ou de couples sans enfants (désormais, presque deux tiers des ménages), si bien que le nombre de loge­ments dépasse lar­ge­ment celui des ménages (Insee 2018).

Le loge­ment, mar­chan­dise et objet, est sou­mis à deux tor­sions : d’un côté, il finit pour ali­men­ter le parc vacant, qui aug­mente trois fois plus que le parc résidentiel (Insee 2017), comme si l’investissement se jus­ti­fiait sans le retour du loyer ; de l’autre, le nombre des familles stables baisse au pro­fit d’individus hyper­mo­biles au sein de vastes régions urbaines.

L’économie du loge­ment a changé

En revanche, les cher­cheurs nous mettent en garde sur les lignes de failles qui se des­sinent au-des­sous du dis­po­si­tif : l’économie du loge­ment a changé, tout comme son habi­tat, sa démographie, la finance et les modes d’usage. Pour­tant, l’objet reste à peu près le même.

Le chan­ge­ment du modèle économique semble en cours. Airbnb et, en général, les pla­te­formes numériques, comme Uber, ont créé une économie nou­velle sans intermédiaires et représentent les avant-postes d’une nou­velle révolution économique après le for­disme et le toyo­tisme. On passe alors de la voi­ture à la mobi­lité, de l’objet à l’expérience.

De son côté, Airbnb a enva­hi l’espace du loge­ment et de l’intimité pour le mettre au ser­vice du mou­ve­ment et du tou­risme, sou­le­vant la préoccupation des élus face à sa capa­cité à plier la régulation à sa volonté. Mais l’érosion du parc résidentiel est évidemment insup­por­table en zone dense, et n’est pour l’instant pas compensée par la mobi­li­sa­tion du vacant en zone rurale. À quelles condi­tions l’innovation, dont les pla­te­formes se font por­teuses, peut-elle bénéficier au logement ?

Si la réponse est encore incer­taine, la nais­sante finan­cia­ri­sa­tion du système risque d’étendre l’érosion. Depuis les années 1990, le monde finan­cier glo­bal ins­talle de nou­veaux ensembles d’acteurs, intro­duit des outils et des tech­niques, s’incruste dans l’agenda public. Par exemple, les inves­tis­seurs ins­ti­tu­tion­nels avaient réduit, dès les années 1990, le poids du loca­tif dans leurs por­te­feuilles, dont ils ne détiennent que 3 %, pour se tour­ner vers le sec­teur ter­tiaire et ses bureaux et, plus récemment, la logis- tique.

Aujourd’hui, les signes d’un regain d’intérêt pour la loca­tion sont là : les taux de prêts baissent, de nou­veaux opérateurs inter­na­tio­naux s’introduisent en France, bien que len­te­ment, et le retour sur l’investissement aug­mente. Reste à savoir si le loge- ment rede­vien­dra la mar­chan­dise qu’il a été jusqu’à la Seconde Guerre mon­diale, quand le prix des loyers aug­men­tait deux fois plus que les reve­nus. La rente a été la base du renou­vel­le­ment urbain et de la recons­truc­tion de la ville post­in­dus­trielle, et la crise financière de 2008 a mis en évidence le résultat de ces trans­for­ma­tions poli­tiques et économiques. Le par­cours semble tracé, mais les cher­cheurs sou­lignent pour­tant la spécificité du cas français et la grande variété du pay­sage finan­cier. Faute d’imagination, des poli­tiques adaptées sont encore à imaginer.

Face à tout cela, l’usage du loge­ment a déjà changé, tout comme ses espaces acces­soires, mais pas l’objet: bal­cons, cours et jar­dins, deve­nus presque indis­pen­sables en période de confi­ne­ment, manquent à tout habi­tant en ville. De plus, l’espace rési- den­tiel est de plus en plus uti­lisé au plu­riel : cela peut apparaître ano­din, mais sto­cker vêtements et objets, achats et nour­ri­ture (on achète en moyenne cinq paires de chaus­sures par an, et on en garde davan­tage) prend énormément de place. De même, on cherche de l’espace pour faire de l’exercice, pra­ti­quer des loi­sirs, pro­fi­ter d’un home-cinéma, faire des ren­contres ou bien tra­vailler. C’est peut‑être dans les domaines des usages que s’opèrent les glis­se­ments les plus pro­met­teurs. Par exemple, l’intégration du numérique aux bâtiments démultiplie les espaces et les activités tout en créant des lieux et des liens nou­veaux, comme le cowor­king. Mais des nou­velles synthèses se pro­duisent entre bâti et espaces com­muns, comme les lieux de partage.

À condi­tion de chan­ger la manière d’entendre le loge­ment, ces petits cailloux tracent la voie d’un chan­ge­ment qui invite à flexi­bi­li­ser la construc­tion, à par­ta­ger des espaces mutualisés, à garan­tir plus d’espace ou de ser­vices com­muns, mais également à explo­rer des modèles divers de propriété. Un par­cours peu banal, mais déjà emprunté par des expérimentations législatives et par des accords.

Les réponses que les poli­tiques n’arrivent pas encore à obte­nir plei­ne­ment sont déjà ins­crites dans des contro­verses anciennes. Habi­tat dense ou vert de proxi­mité : cette dua­lité va per­du­rer dans le débat à venir. De plus, le confi­ne­ment nous a fait com­prendre la nécessité d’une proxi­mité accueillante, mais a aus­si montré le cli­vage entre ceux qui tra­vaillent sur les réseaux numériques et ceux qui doivent livrer biens et ser­vices. D’où, pro­ba­ble­ment, le succès médiatique de la « ville du quart d’heure », idée formulée à Port­land (USA) dans les années 2000 et lar­ge­ment reprise en France, qui pro­met l’accès aux prin­ci­pales fonc­tions à courte dis­tance. Il faut pour­tant rap­pe­ler que la proxi­mité ne peut pas tout garan­tir, sur­tout pas un emploi, et que ce prin­cipe reste un rêve de geeks.

Si les recherches ne nous donnent pas encore d’orientation précise, il apparaît que le chan­ge­ment en cours sorte du champ des anciens dis­po­si­tifs poli­tiques. Il fau­dra repen­ser le cycle de vie du loge­ment et, plus encore, conce­voir l’habitat en fonc­tion de son réemploi. Mais, sur­tout, repen­ser les poli­tiques et la pla­ni­fi­ca­tion par la flexi­bi­lité, le dia­logue et l’apprentissage.

Mar­co Cremaschi 

À lire dans le numé­ro 425

 

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