La densité est-elle devenue pathogène ?

Mises en cause pendant la pandémie, les mégalopoles ont pourtant des atouts pour rebondir. À condition qu’elles abandonnent la course à la taille, en particulier le Grand Paris.

 

Les méga­lo­poles ont beau­coup souf­fert de la pan­dé­mie. Leurs atouts majeurs, hyper­den­si­té et inten­si­té des échanges, seraient subi­te­ment deve­nus des failles abys­sales inci­tant à les fuir pour l’univers pai­sible de la rura­li­té télé­tra­vaillée. Mais les villes-monde n’en sont pas à leur pre­mière épi­dé­mie : la peste d’Athènes dans l’Antiquité, le cho­lé­ra à Londres en 1850 ou encore la grippe espa­gnole en 1918, tous les grands fléaux ont frap­pé les métro­poles, mais à chaque fois ont conduit à des évo­lu­tions sani­taires majeures, car ces villes sont de tout temps des moteurs de pro­grès essentiels.

Il est d’usage de ne plus évo­quer la den­si­té bâtie, mais l’intensité d’usages. Cette notion est plus com­plexe à défi­nir, mais la nuance importe. Entas­ser les gens en ville n’est pas une fin en soi et miser sur la mul­ti­pli­ca­tion des usages est plus per­ti­nent. Selon une telle approche, on n’aurait pas ten­té de construire encore récem­ment des loge­ments sur les hip­po­dromes du Grand Paris ou du parc de la Cour­neuve. On aurait pri­vi­lé­gié des usages de loi­sirs nature.

La demande est immense. D’autant que rajou­ter quelques dizaines ou cen­taines de mil­liers de loge­ments à l’agglomération pari­sienne ne rajou­te­ra pas à son attrac­ti­vi­té et ne régle­ra pas les pro­blèmes de loge­ment d’une méga­lo­pole dans laquelle des mil­lions d’humains de tous pays aime­raient s’établir. Demain, réa­li­ser plus d’espaces publics pour assu­rer une mobi­li­té douce indi­vi­duelle et limi­ter la proxi­mi­té subie, offrir plus d’espaces de fraî­cheur à l’écart de la pol­lu­tion atmo­sphé­rique, ceux qui font la qua­li­té de vie à Ber­lin ou Van­cou­ver, ne sera plus un confort mais une prio­ri­té sanitaire.

L’autre option, c’est l’étalement. Les exten­sions urbaines couvrent désor­mais les côtes de Bos­ton à Washing­ton, de Tokyo à Kobe, bien­tôt de Shan­ghai à Hong Kong, et plus près de nous les rives de la Médi­ter­ra­née entre Espagne et Ita­lie. Elles enjambent, absorbent, sté­ri­lisent les del­tas les plus fer­tiles, les hots­pots de bio­di­ver­si­té les plus rares. Or, c’est bien l’atteinte à ces éco­sys­tèmes qui a pro­vo­qué l’adaptation à l’urbain d’espèces endé­miques et la mul­ti­pli­ca­tion des zoo­noses, et non la den­si­té des grandes villes. Il serait para­doxal qu’on assiste à une nou­velle vague d’étalement urbain, alors que c’est le déve­lop­pe­ment incon­si­dé­ré de notre espèce sur toute la pla­nète qui pro­voque la mul­ti­pli­ca­tion des pan­dé­mies et la sur­con­som­ma­tion éner­gé­tique. Comme l’explique Richard Sen­nett, l’étalement serait une réponse de confort, une façon de rendre le cli­mat secon­daire au regard des pandémies.

Le gigan­tisme ou l’illusion de la puissance

Que n’a‑t-on lu sur la dis­pa­ri­tion de la vieille Europe dont aucune ville ne figu­re­rait dans le top 30 des méga­lo­poles mon­diales dans vingt ans ? Comme si Lagos, Le Caire, ou New Del­hi, plus de 20 mil­lions d’habitants cha­cune, étaient plus puis­santes que Franc­fort, Amster­dam ou Zurich, moins d’un mil­lion d’habitants, alors même qu’elles n’ont tou­jours pas réus­si à s’équiper en réseaux pri­maires conti­nus. La course à la taille n’a plus de sens dès lors qu’elle n’offre pas de nou­veaux ser­vices, mais réduit la mobi­li­té, dété­riore les condi­tions de vie, fra­gi­lise la santé.

Ain­si les habi­tants aisés de Del­hi quittent le centre colo­nial his­to­rique pour le grand sud de la métro­pole du fait de la toxi­ci­té de l’air. Les cadres égyp­tiens sont inci­tés à rejoindre le « nou­veau Caire », une ville nou­velle construite de toutes pièces dans le désert à l’écart de la métro­pole jon­chée de détri­tus. Quant aux Nigé­rians de Lagos, les plus for­tu­nés rejoin­dront la nou­velle île arti­fi­cielle d’Eko Atlan­tic, alors que les der­niers arri­vés squattent les man­groves du del­ta. Et Mexi­co, un temps ville la plus peu­plée au monde, a dû inter­rompre subi­te­ment sa crois­sance, ses res­sources en eau étant en voie d’épuisement.

Pour la plu­part des méga­lo­poles mon­diales, le gigan­tisme est un fléau, en rien un signe de san­té et de com­pé­ti­ti­vi­té. Même Shan­ghai ou Séoul ont appris à s’en méfier. La métro­pole pari­sienne n’a pas besoin de « gagner » deux mil­lions d’habitants pour res­ter com­pé­ti­tive comme ima­gi­né par les pou­voirs publics. Mais ces deux mil­lions peuvent suf­fire à la pol­luer et l’engorger davantage.

L’indispensable récon­ci­lia­tion avec les territoires

Les villes mon­diales se rêvent toutes villes glo­bales : centre finan­cier, de recherche et d’innovation ados­sé à un hub inter­na­tio­nal de trans­ports. Avec l’arrivée des ténors du numé­rique, ce modèle a vieilli pré­ma­tu­ré­ment. Le numé­rique a pro­mu le temps ins­tan­ta­né, l’effacement de l’espace géo­gra­phique par l’espace pixé­li­sé des ordi­na­teurs. Dans ce nou­veau modèle, les grandes métro­poles mul­ti­fonc­tion­nelles ne sont plus néces­saires. Des bases off­shore, du type Sin­ga­pour, Dubaï et encore il y a peu Hong Kong, suffisent.

Exit les ter­ri­toires à gérer, la len­teur des déci­sions publiques et la fis­ca­li­té éle­vée pour les Gafa et leurs sous-trai­tants. La vraie crainte des méga­lo­poles dans la nou­velle glo­ba­li­sa­tion ne sera plus liée à leur niveau d’intégration, mais à l’immensité des sacri­fices consen­tis en adap­ta­tions conti­nues, sans res­pect pour leurs cultures et res­sources propres, au risque de s’être bana­li­sées et demain peut-être dévitalisées.

Londres a payé du Brexit d’avoir sno­bé son pays et s’être crue à nou­veau capi­tale d’un empire, le Com­mon­wealth. Est-il légi­time que Paris ne dia­logue et ne construise pas réel­le­ment avec les villes moyennes aux rives de l’Ile-de-France, les villes à une heure, les métro­poles régio­nales ou encore avec le semis extra­or­di­naire de grandes villes euro­péennes qui assurent à notre conti­nent de demeu­rer encore le pre­mier mar­ché éco­no­mique mon­dial ? Avec la relo­ca­li­sa­tion des acti­vi­tés stra­té­giques comme des biens de pre­mière néces­si­té et le déve­lop­pe­ment de la consom­ma­tion bio, l’aménagement du ter­ri­toire revient en vogue.

Mais l’action de l’État n’y suf­fi­ra pas si la capi­tale ne montre l’exemple. À quoi bon vou­loir atti­rer à Paris les grands centres déci­sion­nels mon­diaux et res­ter dans le même temps le pre­mier pôle indus­triel fran­çais de pro­duc­tion dans des domaines comme l’automobile, l’aéronautique ou la phar­ma­cie ? Inner­ver la région Ile-de-France mais sur­tout les autres régions par des col­la­bo­ra­tions pro­duc­tives et non les ali­men­ter sim­ple­ment de trans­ferts finan­ciers. Toutes les villes poussent dans un ter­reau cultu­rel, social, économique.
Les plus pérennes des méga­lo­poles seront celles capables d’allier ins­crip­tion dans la glo­ba­li­sa­tion et ancrage local.

Des labo­ra­toires d’innovation environnementale

La crise du Covid a per­mis de redé­cou­vrir la néces­si­té de l’hyperproximité, notam­ment pour l’accompagnement des plus fra­giles, mais a aus­si a révé­lé le besoin impé­rieux d’un nou­vel hygié­nisme urbain, sujet sin­gu­liè­re­ment délais­sé par l’OMS ces der­nières décen­nies. Or, la ville verte, à 15 minutes à pied ou à vélo de tout ser­vice com­mun, est modé­li­sable à grande échelle de même que les niveaux d’évapotranspiration des sols et de den­si­té des espaces verts. Medellín vient ain­si de réa­li­ser trente cou­lées vertes hyper­ur­baines, qui per­mettent de com­battre l’îlot de cha­leur urbain et de favo­ri­ser les mobi­li­tés douces.

C’est un des pre­miers ensei­gne­ments de la crise : exit l’opposition binaire entre mobi­li­té indi­vi­duelle pol­luante et mobi­li­té col­lec­tive ver­tueuse. Les nou­velles mobi­li­tés s’intègrent dans un rap­port à la socié­té tou­jours plus indi­vi­duel, 24/24 tous azi­muts, mais pas auto­mo­bile. La démul­ti­pli­ca­tion des tech­niques, vélos élec­triques en libre-ser­vice, trot­ti­nettes, gyro­podes, drones logis­tiques, n’en est qu’à ses pré­mices. Les « coro­na­pistes » ont ren­du pos­sible du jour au len­de­main la mise en place d’un slow urba­nism avec des cen­taines de kilo­mètres de voies affec­tées aux vélos (Bogo­ta, Paris, Milan…).

Le regard sur la bio­di­ver­si­té urbaine a éga­le­ment chan­gé. Elle appa­rais­sait comme un luxe, un gad­get pour bobos il y a trente ans, quand Gilles Clé­ment a réa­li­sé un des pre­miers jar­dins publics à ges­tion dif­fé­ren­ciée quai de Javel à Paris, ou quand Ber­lin a redé­cou­vert les sols poreux sur les trot­toirs mal­gré les sar­casmes. Demain, ce sera peut-être la règle, et pas seule­ment dans les cours d’école.

La mas­si­fi­ca­tion faci­lite la pro­mo­tion de solu­tions inno­vantes en tous domaines, par­ti­cu­liè­re­ment grâce au déve­lop­pe­ment des pro­cess numé­riques : ges­tion col­lec­tive mais à la carte des éner­gies douces (solaire, géo­ther­mie) grâce à des ener­gy mana­gers, dépis­tage des tem­pé­ra­tures par camé­ras, ges­tion dif­fé­ren­ciée des déchets, péages urbains (Séoul, Milan, Stock­holm), limi­ta­tion des flux tou­ris­tiques (Venise, Bar­ce­lone), com­mu­ni­ca­tion de masse (Tokyo).

Quand Michael Bloom­berg, entre­pre­neur et maire de New York, a inci­té des dizaines de mil­liers de finan­ciers à muter dans les tech­no­lo­gies urbaines en 2009 lors de la pré­cé­dente crise, il a fait le lien entre un mar­ché mas­sif et très en attente d’innovations, une den­si­té de créa­tifs excep­tion­nelle et une culture entre­pre­neu­riale puis­sante. Les méga­lo­poles sont de for­mi­dables labo­ra­toires de créa­ti­vi­té aux­quels les crises servent d’accélérateurs.

 

Alain Cluzet

 

Pho­to : Les « coro­na­pistes », pistes cyclables tem­po­raires ouvertes lors du décon­fi­ne­ment © PhotoPQR/Le Parisien/MAXPPP

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