La fiction de la neutralité en urbanisme

Un flou persiste sur le caractère scientifique et donc supposément objectif et dépolitisé de l’urbanisme. Cette idée sous-tendrait la neutralité des praticiens, êtres qui n’auraient donc ni corps, ni culture, ni inscription sociale dans le monde.

Or, la science n’est pas neutre. Ceci a été démontré : depuis les algo­rithmes biaisés décrits par la mathématicienne Cathy O’Neil aux pra­tiques des orni­tho­logues expliquées par Vin­ciane Des­pret, cal­quant leur modèle « mâle alpha » sur les sociétés d’oiseaux.

Et l’urbanisme n’est pas une science. Si l’urbanisme est davan­tage un ensemble d’interfaces tech­niques « entre société, espace et matière », comme le pro­pose la cher­cheuse Sabine Barles, la tech­nique n’est pas neutre non plus. De nom­breuses ana­lyses l’expliquent : de Jacques Ellul à Ivan Illich, ou plus récemment Phi­lippe Bihouix. Un choix tech­nique est un choix de société, et donc un choix poli­tique. Recon­nais­sons donc que l’urbanisme est poli­tique et que les urba­nistes sont des humains situés, por­tant des préjugés qui influent sur leur pra­tique malgré eux.

De même que le racisme n’est pas une ques­tion morale mais cultu­relle, qu’il est lar­ge­ment intériorisé par les per­sonnes blanches, tout un pan de com­por­te­ments, stéréotypes, préjugés en lien avec l’inscription sociale, de genre, d’âge, sont répandus dans le monde de l’urbanisme, mais jamais discutés ouver­te­ment et col­lec­ti­ve­ment pour en faire état et avan­cer. Nous nous devons d’être neutres, sous-enten­du non mili­tants, mais jamais nous ne réfléchissons à ce que veut dire cette neu­tra­lité, ni à com­ment la mettre en œuvre. La neu­tra­lité est-elle l’inclusion d’une poly­pho­nie construc­tive ou la non-remise en cause du sta­tu quo ?

Mieux connaître nos biais de juge­ment me paraît indis­pen­sable. Nous pour­rions d’abord mieux fon­der les décisions d’urbanisme, rénovations, démolitions, trans­for­ma­tions d’espaces publics ou d’équipements publics, en évitant les erreurs de juge­ment, les rac­cour­cis ou tout sim­ple­ment les oublis. Nous pour­rions pro­duire des diag­nos­tics plus riches, plus justes, et pro­po­ser une meilleure écoute des per­sonnes concernées en étant conscients de la façon biaisée dont nous rece­vons par­fois leur parole. La phi­lo­sophe Isa­belle Sten­gers sou­tient que les décisions doivent être prises, d’une manière ou d’une autre, en présence de celles et ceux qui en por­te­ront les conséquences : c’est ce qu’elle appelle la « cos­mo­po­li­tique ». Pour­ra-t-on par­ler bientôt de cosmo-urbanisme ?

Une seconde porte pour­rait s’ouvrir en améliorant la diver­sité dans les mondes pro­fes­sion­nels de l’urbanisme et de l’aménagement. Com­ment faire la ville inclu­sive si nous ne représentons pas davan­tage son foi­son­ne­ment ? De nom­breux pro­jets peinent à bien sai­sir les besoins sociaux et spa­tiaux des popu­la­tions non représentées dans les métiers de l’urbain, les classes popu­laires en pre­mier lieu, mais aus­si les femmes et les per­sonnes racisées.

Une troisième porte concerne l’histoire de l’urbanisme. L’excellente thèse de Lucile Biar­rotte, Déconstruire le genre des pensées, normes et pra­tiques de l’urbanisme, sou­ligne l’invisibilisation des tra­vaux, pour­tant très nom­breux, fai­sant le lien entre genre et urba­nisme depuis les années 1970. À ce jour, le sujet est tou­jours très peu présent dans les for­ma­tions en urba­nisme. Il y a ici aus­si des recherches complémentaires à mener sur ces his­toires invi­sibles, de nou­velles lumières à por­ter, d’autres récits à écrire pour com­prendre les conti­nuums his­to­riques qui ont forgé les villes et ter­ri­toires d’aujourd’hui, et mieux agir dessus.

Une neu­tra­lité réflexive et inclu­sive est à construire col­lec­ti­ve­ment dans les métiers de l’urbain, des lieux de for­ma­tions aux mondes de la décision, pour éclairer chaque fois d’une lumière plus juste les besoins de toutes et tous.

Cécile Diguet, direc­trice du dépar­te­ment urba­nisme, amé­na­ge­ments et ter­ri­toires de l’Ins­ti­tut Paris Région.

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