Jean-Louis Violeau, sociologue, est professeurà l’Ensa de Nantes et enseignant à l’École urbaine de Sciences-Po Paris. Il est chercheur au Centre de recherche nantais architectures urbanités (Crenau), l’équipe nantaise du laboratoire Ambiances, architectures, urbanités (AAU-CNRS).
Le tourisme, comment aborder sereinement cette activité économique incongrue qui se nourrit d’une ressource qu’elle s’acharne à consumer presque instantanément, l’authenticité ? De contemplatif, élitiste et marginal à ses origines, le tourisme s’est, en effet, mué en un fascinant dévoreur d’espaces dès lors banalisés et de pratiques dès lors folklorisées, en se massifiant tout au long du siècle écoulé pour atteindre une forme de point de non- retour à la veille du grand confinement de 2020.
Y aura-t-il un «monde d’après» pour le tourisme? Il est encore un peu tôt pour se prononcer, même si notre intuition nous invite à ne pas rester sourds face à la noirceur divinatoire de Michel Houellebecq, qui fut l’un des premiers à clamer, dès la fin du prin- temps 2020, que de « monde d’après » il n’y en aurait point. Mais, bien avant le romancier, quelques sociologues de renom avaient déjà tiré de leurs observations une série de constats désabusés qui depuis longtemps nous invitaient à une forme de pessimisme sur la nature de l’activité touristique. Dès 1899, Thorstein Veblen avait ainsi fait de la « consommation ostentatoire » le principe guidant sa Théorie de la classe de loisir – dont la réédition de 1970 fut préfacée par Raymond Aron.
Un petit siècle plus tard, dans La Distinction (Minuit, 1979), Pierre Bourdieu – qui ne cite jamais Veblen tout en s’en inspirant largement – aura posé pour de bon le caractère relationnel de la formulation du jugement de goût. Mais n’est-ce pas l’architecte de la colonnade du Louvre, l’expert Claude Perrault, qui affirmait bien avant Pierre Bourdieu que le bon goût n’est pas autre chose que le goût de la classe dominante – « des personnes de la Cour » ? Toute discussion sur le goût ramènerait donc invariablement ou presque à une recherche abusive de conversion – et donc de massification!
Doit-on voir dans ce constat les racines intimes de la naissance de notre « tourisme de masse » ? C’est beau parce qu’on me l’a dit, un guide, un lobbyiste, un voyagiste, un journaliste, un voisin, un collègue, mes parents, un cousin… En se massifiant, le tourisme naîtrait donc de ce mécanisme paradoxal pour consumer dans l’instant ses effets – de distinction.
Un autre sociologue (certes moins) célèbre, mais « meilleur adversaire» quand même de Pierre Bourdieu (qui fut, avec Roland Barthes, membre de son jury de thèse), aura actualisé le premier les effets de ce mécanisme de « consommation ostentatoire » à travers ses deux ouvrages fondateurs, Le Système des objets (1968) et La Société de consommation (1970) : Jean Baudrillard. Mais plutôt que la combattre avec acharnement, à sa manière Baudrillard la regrettera cette bonne vieille distinction qui s’effaçait sous ses yeux, quand bien même elle fut porteuse, cette distinction, d’une indéniable violence symbolique. Au fil de la décennie 1980, le sociologue préférera d’ailleurs parler progressivement de « différentiel » plutôt que de « distinction », mais toujours pour regretter sa disparition. Baudrillard, on l’a régulièrement critiqué pour son retrait choisi, son engagement défaillant et son relativisme flottant, mais il aura toujours lutté contre l’équivalence généralisée des objets, des lieux et des paysages, et donc contre les effets du tourisme massifié et mondialisé. Le sacré est miné, et ça le mine.
La carte précède le territoire
Cette logique relationnelle de la distinction, écrit plus tard Baudrillard dans le dernier volume de ses Cool memories en 2005, «est au fond un vestige précieux du temps révolu des signes et de la valeur signe, dont la perte, quoique insensible dans l’équivalence des images, est plus grave encore que celle du réel ». À l’époque, le sociologue a, en effet, accompli depuis une vingtaine d’années le tour de ce qu’il nommera les simulacres, où bien entendu se retrouvent plusieurs hauts lieux du tourisme contemporain.
Avec son Simulacres et simulation, Baudrillard livre ainsi dès 1981 une radiographie impitoyable de Disneyland et de sa machinerie touristique. Le parc s’y trouve tout entier dépeint comme une «simulation» aveuglante: la simulation produit le simulacre, qui se situe au-delà du faux. La simulation ne se réduit pas à jouer le rôle d’un miroir. Le simulacre – qui a toujours existé – naît de la dissolution du lien entre le signifiant et le signifié. Mais si Disney est indissociable de la Californie, son port d’attache, son lieu d’origine, il « est là pour cacher que c’est le pays “réel” [c’est] toute l’Amérique “réelle” qui est Disneyland […]. Il ne s’agit plus d’une représentation fausse de la réalité (l’idéologie), il s’agit de cacher que le réel n’est plus le réel, et donc de sauver le principe de réalité ». Il s’agit d’une histoire de carte qui précède le territoire, déjà, et de l’histoire toujours recommencée du réel et de sa représentation.
Le simulacre, pour reprendre la définition qu’en a donnée en 1980 dans ses Arts de faire son ami l’historien jésuite Michel de Certeau, «c’est en somme la localisation dernière du croire dans le voir, c’est le vu identifié à ce qui doit être cru ». Fabriquant du réel avec des semblants, le simulacre s’inscrit ainsi dans une longue histoire théorique et politique qui comprend la réalité comme séparée d’elle-même. Et dans quelle autre activité humaine mieux que le loisir, et son petit-cousin dévoyé le tourisme, s’exprime cette forme de séparation, où le faux par excellence est livré à la contemplation d’une foule désœuvrée, délivrée pour un temps du travail (le loisir) et délocalisée par le voyage (le tourisme) ?
Contempler un décor rêvé
Quelques hommes politiques – de gauche ou de droite, là n’est plus la question – auront bien tenté ces dernières années de lut- ter par le slogan contre cette forme de séparation fatale, en cherchant une nouvelle alliance entre l’étrange et le familier.
Jean-Yves Chapuis, lorsqu’il était encore adjoint à l’urbanisme à Rennes, avait ainsi caressé l’idée d’être « touriste dans sa propre ville », et Franck Louvrier, le maire de La Baule, vante régulièrement depuis les confinements successifs la perspective de « vivre et travailler au pays des vacances ». Et sans doute l’a‑t-on injustement oublié, mais, en 1969, dans le programme du candidat Timothy Leary au poste de gouverneur de Californie (contre Ronald Reagan), il y avait cette idée, certainement loufoque de la part du « pape du LSD», de transformer la Californie entière en parc à thème. La chanson que John Lennon lui avait écrite pour cette campagne demeure d’ailleurs dans toutes les mémoires un demi-siècle plus tard : Come together, right now, over me.
Aujourd’hui, au terme de plusieurs décennies de tourisme mondialisé et massifié, combien de Californiens et de Chinois désormais viennent-ils à Paris pour contempler un décor rêvé, une image de ce que l’on n’y verra plus jamais et que l’on n’aura peut‑être jamais vu à cet endroit ? Mais ce processus n’était-il pas présent dès les origines, dès le xixe siècle et les escapades touristiques des élites lettrées qui «inventèrent» des régions entières comme la Toscane, le Pays basque ou la Côte d’Azur ?
Lointain disciple de Pierre Bourdieu, le sociologue Luc Boltanski nous a récemment livré, avec Arnaud Esquerre, une dissection au scalpel de ce vaste mouvement d’aplanissement de l’authenticité des paysages et des pratiques. Dans son Enrichissement (Gallimard, 2017), qui est avant tout une critique de la marchandise, il parle d’abord des objets mais aussi des paysages et des lieux qui les ont vus naître, de Laguiole à Bilbao, du couteau au musée. Il dit ainsi combien le couteau, peut‑être contrefait, doit pourtant être absolument acheté à Laguiole même, là où la coutellerie artisanale n’existe que depuis les années 1990, pour acquérir une valeur supplémentaire: un nom, une marque, un village. Qu’importe l’usage, l’efficacité du signe prévaut.
Cette économie de l’enrichissement symbolique est inséparable de celle du tourisme, et elle gouverne nos pratiques depuis plus d’un siècle désormais. Pour combien de temps encore? 1992, au moment même où Euro Disney ouvrait ses portes, Renault- Billancourt fermait les siennes. Mais, en 2020, sous l’empire du Covid, Disneyland les aura bel et bien fermées, ses portes, et pour la première fois de son histoire. Les Californiens eux-mêmes n’y auront pas cru, à la réalité du parc enchanté.
«Réversibilité» oblige (autre concept cher à Baudrillard), Disneyland Paris sera même temporairement devenu un «vaccinodrome» en avril 2021 ! Disney a trahi, son enceinte ne protège plus ses sujets. Le tourisme nous aurait-il trahis depuis ses origines? On nous aurait donc menti? Il est vrai que les discours émanant de cet univers sont généralement teintés d’un tel optimisme, granitique, qu’ils en deviennent très vite raisonnablement suspects.
Jean-Louis Violeau