La France malade de son urbanisme
Tanguy Martin est chargé de plaidoyer au sein de l’association Terre de Liens, créée en 2003 autour de quatre idéaux : libérer la terre de la spéculation foncière, favoriser l’accès des paysans à la terre, promouvoir des projets citoyens pour dynamiser les territoires ruraux et appuyer une agriculture respectueuse de l’environnement.
La France est une junky. Sa drogue ? L’artificialisation, c’est‑à-dire la dégradation irréversible de nos terres. Nous sommes addicts au béton, au bitume et au tassement des sols. Même quand ça nous fait mal, nous en voulons toujours plus. Ainsi, nous continuons à étendre des zones économiques et à construire des centres commerciaux de plus en plus grands, alors que nous savons qu’ils ne créent pas ou si peu d’emplois. Ils les déplacent depuis les centres-villes, qui, alors, se dévitalisent. Nous conti- nuons à construire des logements, à 70 % dans des secteurs sans pression sur le logement, et 40 % dans des territoires qui pourtant perdent des habitants. Dans le même temps, le nombre de logements vacants, lui, ne baisse pas.
Et ces constructions se font sur des espaces naturels, agricoles et forestiers déjà fortement soumis aux pressions des activités humaines et, en premier lieu, de l’agriculture industrielle, chimique et intensive. De plus, 8 % de l’artificialisation est d’origine agri- cole. On artificialise tous les ans l’équivalent de la surface en terre nécessaire pour nourrir une ville moyenne comme Le Havre.
Or, l’artificialisation est un facteur massif d’émission de gaz à effet de serre. Elle est aussi, selon l’Agence nationale pour la biodi- versité, l’une des causes majeures de l’extinction des espèces en France. En outre, l’artificialisation est un facteur aggravant des inondations. Enfin, les espaces agricoles sont nécessaires à la production de notre alimentation. L’Union européenne importe en net l’équivalent de la production de 35 % de sa surface agricole utile. Sans les vins et spiritueux, la balance commerciale agricole de la France est de plus en plus négative. Ce ne sont ni la France ni l’Europe qui nourrissent le monde, comme on le dit encore trop souvent.
Une seule dose de béton autorisée mais…
Comble de l’histoire, nous sommes dans le déni de la compensation. Ainsi, lorsque nous consommons de l’espace, nous faisons quelques « bonnes actions » en faveur de l’environnement, ce qui devrait rendre la chose acceptable. Mais la nature n’est pas un dieu grec que l’on achète avec quelques libations et de menus sacrifices. Compenser veut dire que si l’on détruit une terre, ce n’est pas grave si l’on en crée une autre ailleurs. C’est croire que l’on peut recréer de la nature, dans une complexité que même nos scientifiques les plus pointus ne savent pas vraiment appréhender. Pire, le Muséum national d’histoire naturelle indique qu’à la suite de l’étude de quarante cas de compensations environnementales, seuls 20 % remplissaient vraiment leurs objectifs.
Pour résumer, imaginer compenser l’artificialisation revient à se dire que se faire amputer d’une jambe ne serait pas très grave, puisque la médecine propose de très bonnes prothèses. Nous ne pouvons plus nous permettre de détruire notre patrimoine commun. C’est pourquoi Terre de Liens prône aujourd’hui un moratoire sur l’artificialisation. La seule dose de béton que nous pourrions nous autoriser, c’est la construction de logements sociaux en zone tendue et de manière provisoire, le temps de mettre en œuvre des politiques d’aménagement radicalement plus sobres. N’opposons pas urgence sociale et environnementale.
Renforçons nos défenses immunitaires
Mais, on le sait bien en addictologie, faire la morale au patient est inefficace, en plus d’être injuste. Les « gilets jaunes » l’ont bien exprimé : comment faire supporter aux classes moyennes et populaires les errements d’un aménagement du territoire qu’elles n’ont pas décidé. Les banlieusards pavillonnaires seraient coupables d’avoir voulu un jardin qui fait le tour de leur maison ? Mais si certains ne spéculaient pas dans l’immobilier, d’autres seraient certainement ravis d’occuper des hôtels particuliers dans le 16e arrondissement de Paris. Les mêmes qui sont utilisés comme des placements financiers sans qu’ils ne soient occupés.
Il faut accompagner le patient. C’est notre tâche, à nous citoyens, militants, mais aussi aux agriculteurs, élus et chercheurs, non moins citoyens d’ailleurs. À force de débat public, les contours de cet accompagnement commencent à émerger. Renforçons nos
défenses immunitaires contre l’artificialisation en soutenant une agriculture paysanne et écologique dans nos campagnes, qui résisteront ainsi mieux à leur bétonnage. L’essai clinique de Notre-Dame-des-Landes a bien marché.
L’ouest de la France se porte bien sans nouvel aéroport, merci pour lui. Montrons qu’une ville dense peut‑être désirable, de nombreux exemples existent. L’Ademe [Agence de la transition écologique, ndlr] en a encore fait un rapport cette année. Soyons fous, et proposons même de remobiliser les logements vacants. Même France Stratégie, la cellule prospective dépendant de la Première ministre, pense que c’est possible et souhaitable. Rêvons de rénover plutôt que de construire, même si c’est plus cher, car, une fois encore, la nature détruite ne se rembourse pas, et les conséquences du réchauffement climatique s’annoncent désastreuses, y compris pour l’économie. Je vous jure que votre assureur en a des sueurs froides. Encourageons toutes les alternatives au béton, constructions légères ou réversibles. Investissons dans ces innovations et diffusons-les.
Mais nous avons aussi besoin d’une cure de sevrage. Celle-ci pourrait être imposée par le médecin-législateur. Ce dernier a essayé récemment à l’occasion de la loi climat et résilience de 2021, votée à la suite de la Convention citoyenne pour le climat.
La potion a été très amère. Le nom barbare de la drogue de substitution est le « zéro artificialisation nette ». ZAN, pour faire plus court sur l’emballage du médicament. La loi prévoit que tous les documents d’urbanisme qui définissent les nouveaux espaces agricoles, naturels et forestiers qui seront constructibles à terme visent une diminution des surfaces consommées de 50 % dans les dix prochaines années, avec, pour référence, les dix dernières années.
Sevrage et prévention
Le problème, c’est que les médecins sont eux aussi drogués. Emmurés dans le déni de leur addiction, ils anticipent la crise de manque. Un président de Région, potentiel candidat à la prochaine élection présidentielle, et pourtant très à cheval sur les questions d’ordre public, a même décrété qu’il ferait sécession en sortant son territoire des lois de l’urbanisme. De leur côté, les sénateurs ont décidé, en début d’année, de rallonger la période de sevrage et de se garder une dose de secours. Ainsi, ils ont éloigné récemment les échéances pour mettre les documents d’urbanisme en accord avec la loi et ont promis aux communes rurales un « droit à urbaniser » d’un hectare (un terrain de foot et demi) en plus pour chacune d’entre elles. Triste monde où le seul horizon donné aux élus locaux pour améliorer la vie de leurs concitoyens est de détruire la nature.
Le sevrage risque donc de ne pas marcher. Le déni de la majorité des sénateurs et la peur qu’ils ont réussi à instiller chez les élus locaux ne permettront pas le changement nécessaire. Le patient va rechuter et, dès les prochaines difficultés, nul doute que le même personnel politique trouvera de nouveau des raisons d’assouplir l’objectif de ZAN.
C’est qu’il existe aussi des déterminants sociaux et politiques en addictologie. En l’occurrence, il s’agit de la compétitivité des territoires. Ce paradigme actuel du développement territorial est un vrai cercle vicieux. Mon territoire est attractif : « J’ai besoin de construire pour accueillir de nouveaux habitants, ainsi que les services et les emplois dont ils ont besoin. » Mon territoire est en déprise : « J’ai besoin de nouvelles infrastructures pour attirer de nouveaux habitants. » Quel que soit le problème, la solution pavlovienne sera le béton. C’est perdant-perdant.
L’impensé de la compétitivité des territoires, c’est justement qu’elle produit obligatoirement des perdants. C’est une pure folie. Toute politique publique, tout aménagement du territoire devraient viser le bien‑être de toutes et tous, partout, et pour longtemps, donc dans le respect des équilibres environnementaux. Ainsi, nos élus cherchent leur dose de béton pour supporter ce mal plus profond qui les ronge, une compétition géographique acharnée, imposée par le cadre même des politiques publiques.
Il faut donc que le médecin-législateur et le directeur de l’hôpital-gouvernement réitèrent la prescription du sevrage d’artificialisa- tion, mais aussi mettent en œuvre une prévention sanitaire en bifurquant vers des politiques de coopération, d’équilibre territorial, et rompent avec le sophisme qui revient à confondre saine émulation et compétition mortifère entre collectivités.
Tanguy Martin
© Marie-Charlotte Daureu Tilwing