Le financement de la transformation des actifs immobiliers : les leçons du baron Haussmann

Lorsqu’en référence à l’heure de gloire de son grand-oncle à Austerlitz, Charles-Louis-Napoléon Bonaparte, le 2 décembre 1851, réussit un coup d’État prévisible depuis son « élection de maréchal », grâce à l’appui des campagnes, à la présidence de la République pour un seul mandat de quatre ans, le pays est en retard d’une révolution industrielle (mais aussi agricole), financière et urbaine.

 

Retard en matière de réseaux de voies fer­rées : 10 000 km au Royaume-Uni ; 3 000 km en France, incluant le Paris-Orléans et quelques lignes dans le Nord et dans l’Ouest. Retard en termes de liqui­di­té moné­taire et de cré­dit : pour 1 000 francs de mon­naie métal­lique, 140 francs de billets seule­ment sont en cir­cu­la­tion, dont plus de 100 émis par la Banque de France, ver­sus 1 300 livres « papier » pour 1 000 livres « métal » au Royaume-Uni. Enfin, un mil­lion de Pari­siens vivent dans une ville à peine sor­tie du Moyen Âge, ver­sus deux mil­lions et demi dans Londres, pour­vue du tout-à‑l’égout et éclai­rée au gaz.

Les saint-simo­niens qui entourent Napo­léon III vont appor­ter une véri­table rup­ture dans tous les domaines, pro­je­tant un souffle de moder­ni­té au-delà des fron­tières, avec les canaux de Suez et de Pana­ma ini­tiés par Fer­di­nand de Les­seps ain­si que les voies fer­rées, en Algé­rie notam­ment, lan­cées par Pros­per Enfantin…

Pour mettre un terme à l’hégémonie de la « haute banque » de la dynas­tie des Roth­schild et de quelques grandes lignées de ban­quiers d’affaires en situa­tion oli­go­po­lis­tique, les frères Per­eire créent le Cré­dit mobi­lier qui finance les indus­tries en plein essor ain­si que l’extraction minière (Saint-Avold) autant que le tou­risme bal­néaire (Arca­chon, Deau­ville, Plom­bières, Aix-les-Bains) et la grande dis­tri­bu­tion (Le Bon Mar­ché), et le Cré­dit fon­cier des­ti­né à per­mettre la réno­va­tion de Paris. L’homme char­gé de cette immense tâche sera le pré­fet de la Seine, le baron Haussmann.

En dix-huit années d’une œuvre incon­ce­vable de nos jours, il va mener à bien la plus grande opé­ra­tion d’urbanisme de l’Histoire de France, réno­vant 60 % de la sur­face de Paris, avant de dou­bler la super­fi­cie de la capi­tale en lui rat­ta­chant les com­munes voi­sines : Neuilly, Auteuil, Pas­sy, Mont­martre, etc. Le bilan est élo­quent : sur 30 000 immeubles anciens, près de 20 000 sont démo­lis et 30 000 rebâ­tis ; 500 km de tout-à‑l’égout et d’adduction d’eau cou­rante sont réa­li­sés avec les aque­ducs et réser­voirs asso­ciés ; 65 km de voi­ries sont ouverts, le bou­le­vard Ras­pail clô­tu­rant cet immense chan­tier en 1905.

Pour finan­cer l’opération en échap­pant au contrôle tatillon du Conseil légis­la­tif (ancêtre de l’Assemblée natio­nale sous le Second Empire), consti­tué de ruraux peu enclins à approu­ver les emprunts des­ti­nés à embel­lir la capi­tale, il crée la « Caisse des tra­vaux » qui est sous­traite à la com­pé­tence par­le­men­taire, ce que Jules Fer­ry dénon­ce­ra comme une illé­ga­li­té flagrante.

Il met alors en branle un « sys­tème » d’une redou­table effi­ca­ci­té. Il expro­prie, pro­gres­si­ve­ment, toutes les par­celles inter­fé­rant, fût-ce à la marge, avec ses pro­jets d’urbanisme, sur la base d’estimations modiques cor­res­pon­dant à l’absence de via­bi­li­sa­tion, à la dif­fi­cul­té d’accès et à l’état de vétus­té du bâti exis­tant. Le finan­ce­ment est assu­ré par le Cré­dit fon­cier qui prend éga­le­ment en charge les opé­ra­tions d’aménagement, en échange de titres émis par la « Caisse des tra­vaux », ain­si que la recons­truc­tion à laquelle sont priés de par­ti­ci­per les inves­tis­seurs ins­ti­tu­tion­nels. Tou­te­fois, après leur valo­ri­sa­tion par le pro­gramme d’aménagement, les charges fon­cières sont reven­dues à un prix cinq à dix fois supé­rieur, selon les quar­tiers, à la valeur d’expropriation.

Ce méca­nisme fonc­tionne admi­ra­ble­ment pen­dant une dizaine d’années jusqu’au moment où, l’Empire connais­sant un affai­blis­se­ment conti­nu avec sa conver­sion au libé­ra­lisme poli­tique, le Conseil d’État s’avise du carac­tère spo­lia­teur de cer­taines déci­sions d’expropriation et les annule ; dès lors, c’est la voie tran­sac­tion­nelle qui pré­vau­dra, lais­sant à la Ville de Paris, par le tru­che­ment de la liqui­da­tion de la « Caisse des tra­vaux » avec l’effondrement de l’Empire en 1870, une dette de 1,5 mil­liard de francs-or, fai­sant des Pari­siens la popu­la­tion la mieux logée et la plus endet­tée du monde, la pre­mière carac­té­ris­tique com­pen­sant la seconde.

Par chance, la Pre­mière Guerre mon­diale, vient rebattre les cartes des rap­ports de puis­sance dans le monde et, conco­mi­tam­ment, des créances et dettes anciennes sur le plan natio­nal : en 1926, le franc a per­du 75 % de sa valeur-or de 1914 et 85 % quelques années plus tard ; les finances de la Ville de Paris sont, pour cette fois, sau­vées par une tra­gé­die européenne !

Le pre­mier ensei­gne­ment intem­po­rel de cette belle his­toire, c’est qu’en matière immo­bi­lière (et, peut-être même, mobi­lière), toute créa­tion de valeur rapide sup­pose une des­truc­tion de valeur préa­lable. Le second, c’est que l’inflation faci­lite l’établissement de nou­velles rentes sur les décombres des anciennes : l’histoire des « biens natio­naux », sous la Révo­lu­tion, illustre par­fai­te­ment ce prin­cipe, les pro­prié­tés du cler­gé, en tout temps, se prê­tant admi­ra­ble­ment à ce pro­ces­sus de trans­for­ma­tion en faveur de nou­velles élites.

S’agissant donc de prin­cipes intem­po­rels, il convient de s’en accom­mo­der ; et même plus, d’en tirer profit.

175 ans après le lan­ce­ment des tra­vaux du baron Hauss­mann, nous sommes à la veille d’ouvrir un chan­tier d’ampleur com­pa­rable, d’abord en Ile-de-France, mais qui est appe­lé à s’étendre rapi­de­ment à toutes les métro­poles, et même au-delà. C’est celui de la trans­for­ma­tion des actifs : ensembles de bureaux dura­ble­ment vacants (de l’ordre de quatre mil­lions de mètres car­rés en Ile-de-France), centres com­mer­ciaux à recon­fi­gu­rer (250 sur le ter­ri­toire natio­nal), immeubles ter­tiaires uti­li­sés par les ser­vices publics à réha­bi­li­ter, après adap­ta­tion au télé­tra­vail et, bien­tôt, à la dif­fu­sion de l’intelligence arti­fi­cielle dans tous les pro­ces­sus de pro­duc­tion… Enfin, il fau­dra envi­sa­ger les mesures de mas­si­fi­ca­tion des réno­va­tions ther­miques, afin d’engager plus rapi­de­ment les pro­vi­sions bud­gé­taires affec­tées à « Ma Prime Rénov » …

Devant ce « mur d’investissement », il convient de s’inspirer des ensei­gne­ments qui méritent d’être tirés de l’action du baron Hauss­mann ; en pre­mier lieu, ce qui fait défaut aujourd’hui, ce ne sont plus les res­sources finan­cières, ce sont des pro­jets ren­tables, et comme la situa­tion finan­cière du pays inter­dit d’escompter le recours aux fonds publics pour revi­ta­li­ser le modèle par le sub­ven­tion­ne­ment d’opérations défi­ci­taires, la seule solu­tion envi­sa­geable consiste à sus­ci­ter des pro­jets créa­teurs de valeur, c’est-à-dire, confor­mé­ment à la méthode d’Haussmann, de trans­for­ma­tion d’actifs préa­la­ble­ment dépréciés.

Les temps ont chan­gé et le Conseil d’État veille au res­pect du droit de pro­prié­té, de rang consti­tu­tion­nel. Dès lors, pour ame­ner les pro­prié­taires d’actifs obso­lètes (ou en voie d’obsolescence) à accé­lé­rer des prises de déci­sion de write-off iné­luc­tables, la seule voie offerte aux pou­voirs publics consiste à adres­ser des signaux au mar­ché : en condi­tion­nant un méca­nisme de défis­ca­li­sa­tion des réin­ves­tis­se­ments de trans­for­ma­tion au niveau de valo­ri­sa­tion des « intrants » (c’est-à-dire de la charge fon­cière) appor­tés dans le pro­ces­sus de trans­for­ma­tion ; en pré­pa­rant une loi fon­cière à effet dif­fé­rée de dix-huit à vingt-quatre mois, cen­trée sur les espaces métro­po­li­tains et appli­quée aux ces­sions des per­sonnes morales, et « sur­fis­ca­li­sant » les plus-values réa­li­sées à l’occasion des ces­sions opé­rées au-des­sus du niveau moyen des charges fon­cières consta­tées sur le mar­ché concerné.

Bien sûr, il reste à défi­nir pré­ci­sé­ment les moda­li­tés de mise en œuvre de ce dis­po­si­tif à « double détente », et pour citer Napo­léon 1 : « La guerre est un art simple et tout d’exécution. » Mais une relance signi­fi­ca­tive et peu consom­ma­trice de finan­ce­ment public ne sera pos­sible qu’à tra­vers cette vision « hauss­man­nienne » du réamé­na­ge­ment urbain.

André Yché

1/ Que Vic­tor Hugo, un temps « visi­teur du soir » de Napo­léon III, frus­tré du minis­tère de l’Instruction publique, qua­li­fiait de « grand » par oppo­si­tion à son petit-neveu, deve­nu « le petit », depuis la dis­grâce de l’écrivain national…

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