Caroline Gallez, chercheuse (Iffstart, Laboratoire Ville Mobilité Transport), s’interroge sur la validité de ce principe d’équilibre.
Dans les années 1960, les planificateurs et les ingénieurs routiers se trouvent confrontés à un problème dont l’importance ne fera que croître au cours des décennies suivantes : celui de la congestion des routes d’accès aux centralités urbaines. Considérée comme l’une des causes principales de l’engorgement des réseaux aux heures de pointe, la croissance des « flux pendulaires » est attribuée aux déséquilibres de la répartition spatiale des logements et des activités. Alors que les spécialistes des transports s’efforcent de trouver des solutions en termes infrastructurels et circulatoires, les planificateurs préconisent un meilleur appariement entre zones d’emplois et zones de résidence.
La périurbanisation qui se généralise dans les années 1980 à l’ensemble des agglomérations européennes accentue la congestion des réseaux routiers, rendant plus prégnant l’enjeu d’un équilibre entre habitat et emplois. Plus que l’étalement urbain lui-même, c’est la dissociation entre dynamiques de desserrement des activités économiques et du logement qui est à l’origine d’une augmentation des distances domicile-travail.
À partir des années 1990, la préservation de l’environnement devient le nouvel horizon normatif des politiques de transport. Les effets de la hausse des circulations motorisées sur la dégradation de la qualité de l’air, la santé publique et l’aggravation de l’effet de serre mettent pour la première fois à l’agenda politique la régulation de la mobilité. Cet objectif invite à une réflexion sur des formes urbaines plus économes en déplacements. Dans ce contexte, l’équilibre habitat-emplois est présenté comme un moyen de diminuer des distances domicile-travail, de favoriser l’usage de modes de transport alternatifs à l’automobile, d’améliorer la qualité de vie et même de lutter contre la ségrégation socio-spatiale. Bien que le principe semble faire consensus, sa mise en pratique soulève questions et controverses.
Une première question concerne l’échelle spatiale à laquelle cet équilibre devrait être organisé. En particulier, quelle échelle semble la plus pertinente pour obtenir les effets les plus importants en termes de réduction des circulations ? Les praticiens de l’aménagement se focalisent généralement sur les polarités dessinées par les zones d’emplois ou les « bassins de vie ». Les spécialistes des transports, qui s’interrogent sur les relations entre formes urbaines et déplacements domicile-travail, comparent les atouts respectifs des villes mono-centriques et des villes multipolaires, sans aboutir toutefois à des résultats parfaitement tranchés.
À la question de l’échelle s’ajoute celle de l’appariement entre les logements et les emplois. Si l’on souhaite favoriser un rapprochement entre domicile et travail, il convient de réfléchir au type de logements à construire, afin qu’ils correspondent au mieux aux attentes des actifs qui souhaiteraient s’installer à proximité de leur lieu de travail. De nombreuses variables entrent en ligne de compte, comme la taille du logement, mais aussi sa qualité, donc son coût, qui interagissent étroitement avec les caractéristiques (composition sociale, structure familiale) des ménages. Une politique qui viserait une mise en cohérence entre habitat et emplois devrait non seulement s’interroger sur le profil social des actifs, mais aussi sur leurs aspirations en matière d’équipements publics, de commerces, d’aménités de loisirs, d’accès à la nature, etc.
La notion d’équilibre habitat-emplois, enfin, apparaît contradictoire avec les évolutions observées au cours des dernières décennies sur le marché de l’emploi. Cette vision de l’aménagement est-elle vraiment compatible avec l’évolution des temps partiels, l’instabilité croissante de l’emploi et la délocalisation des entreprises ? Comment définir l’appariement entre domicile et lieu de travail lorsqu’il existe plusieurs actifs dans le ménage ? Les normes sociales implicites sur lesquelles se fonde ce principe, en termes de stabilité de l’emploi et de mono-activité des ménages, ne sont plus représentatives des carrières professionnelles ni de la structure de la population active.
Une efficacité incertaine
Quant aux effets présumés de l’équilibre habitat-emplois sur la congestion ou l’atténuation des impacts environnementaux, ils manquent là encore de preuves irréfutables. L’hypothèse selon laquelle les déplacements domicile-travail constitueraient l’essentiel des flux à l’heure de pointe du matin ne peut être étayée sérieusement, car une part importante des circulations est constituée par le transit ou le transport de marchandises, sur lesquels on ne dispose que de données agrégées. Par ailleurs, des études réalisées dans plusieurs métropoles californiennes montrent que les distances domicile-travail ne varient pas de manière significative lorsque l’on compare des zones qui présentent des équilibres habitat-emplois très différents.
D’autres estimations, fondées sur l’utilisation de modèles de trafic, questionnent le potentiel de diminution des circulations motorisées et soulignent l’inconstance des effets de réduction des circulations. L’amélioration des conditions de circulation sur un axe routier entraîne en effet, à moyen terme, une nouvelle augmentation du trafic liée à des changements d’itinéraires, d’horaires, voire à un report des transports collectifs vers la route. De fait, si certains ménages décident de se rapprocher de leur lieu de travail, la diminution du trafic qui en résulte, en libérant de la capacité routière, peut être réutilisée par d’autres pour s’éloigner, et choisir un lieu de résidence plus adapté à leurs attentes.
Mais c’est probablement l’hypothèse selon laquelle la proximité de l’emploi constituerait un critère majeur du choix de localisation des ménages qui est la plus discutée. Les travaux sur les choix résidentiels nuancent le poids de la distance domicile-travail dans l’arbitrage des ménages, largement contrebalancé par le coût financier, l’environnement du logement, les aménités disponibles ou la proximité de la famille. Tous ces résultats soulignent le rôle majeur de la mobilité quotidienne dans l’ajustement des contraintes en matière d’emploi comme de logement. De longues mobilités pendulaires peuvent être le moyen d’éviter un déménagement, ou le « tribut à payer » pour accéder à un logement, stabiliser ou améliorer sa situation professionnelle, voire simplement occuper une activité rémunérée, même de façon provisoire, pour les personnes les plus contraintes sur le plan économique. Ainsi, les gains de vitesse liés au développement des réseaux de transport permettent-ils avant tout d’élargir l’éventail de choix des lieux de résidence et des aménités accessibles. L’efficacité dans l’accès aux ressources reste d’ailleurs un des avantages principaux procurés par l’automobile, expliquant la difficulté à en modérer la dépendance.
Faut-il renoncer à l’équilibre ?
L’accès à la mobilité aurait-il rendu obsolète ce critère d’équilibre et vaine, ou inutile, toute tentative de rapprocher habitat et emplois ? Ce bilan mitigé invite plutôt, sans y renoncer, à en apprécier autrement la portée et les limites.
L’équilibre habitat-emplois peut difficilement tenir ses promesses dans des sociétés où la mobilité est devenue une norme, indispensable au plus grand nombre, exigée dans de nombreux aspects de la vie sociale. La dissociation spatiale entre emplois et résidences, caractéristique des dynamiques de métropolisation, résulte en partie de l’amélioration continue des conditions de déplacement, mais aussi des politiques de logement qui ont encouragé l’accession individuelle à la propriété. Il serait donc paradoxal d’attendre de la réorganisation spatiale des activités un effet de réduction des circulations sans réfléchir, d’un autre côté, à l’ensemble des politiques qui ont fait de la mobilité un facteur d’ajustement aux contraintes des marchés de l’emploi et du logement. L’équilibre, s’il doit advenir, serait plutôt la résultante d’une stratégie croisée de régulation des mobilités, d’aménagement planifié et des politiques de logement et d’emploi, visant une modération de la dépendance à la mobilité de nos pratiques sociales.
Alors que les pressions environnementales et sociales s’accentuent, l’aménagement d’espaces urbains plus résilients face aux impacts du changement climatique constitue un enjeu majeur. Il est plus important que jamais d’inscrire dans une réflexion globale et systémique des politiques publiques, en accordant une attention à leurs impacts en matière d’inégalités socio-spatiales et de marginalisation des populations peu mobiles ou très mobiles. Dans cette perspective, ce sont les conditions d’accès aux aménités urbaines dans leur ensemble, au-delà du seul accès à l’emploi, qui doivent être prises en considération.
Caroline Gallez, chercheuse
Photo : Quartier pavillonnaire, Luzarches (95) © P. Poschadel CC BY-SA 2.0
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